Singulier parcours que celui d'Abraham, depuis qu'il a publié à vingt ans, en 1956, son premier récit, Le Vent, sous la houlette de Jean Cayrol au Seuil. À l'époque, Claude Mauriac avait fait preuve d'un beau discernement en le signalant, dans le Figaro, comme «inventeur, peut-être, d'un genre nouveau, Grand Meaulnes qui esquisse des Vermeer».
Puis, dix ans de silence : l'homme s'est fait gardien de phare, au large de l'île de Sein, ce qu'il évoque dans Armen, devenu au fil des années une sorte de discret livre-culte que l'on se repasse entre amis. Nouvelle et longue éclipse avant que ne paraisse Le Guet, où l'on apprend que l'auteur vient de vivre plusieurs années dans un village des collines de Haute Provence. Mais il est déjà rentré en Bretagne, est devenu gardien des îles Glénan, rédacteur du Cours de navigation de la célèbre école de voile, puis « rédacteur scientifique » pour le Service hydrographique de la Marine, avant de venir vivre à Douarnenez, où jadis il croisa Perros.
Soudain, on dirait qu'il accélère : en 1993, il publie à nos éditions Compère, qu'as-tu vu ? en compagnie de son amie peintre Vonnick Caroff. Puis un retour aux Glénan, sur l'îlot de Fort-Cigogne, a déclenché le fulgurant petit récit du même nom.
«Aller vivre une semaine dans un petit monastère cistercien, en Mayenne : mais pour quoi faire, mon Dieu !». À la suite de Fort-Cigogne, Port-du-Salut relate la découverte d'un autre choix de vie, abrupt, d'une autre vigilance, loin de la mer. Et pas si loin.
Qu'est-ce que c'est que cet écrivain ? «Je ne fais pas carrière. Je n'écris pas pour rien», dit-il sobrement. Son sourire est chinois. Son travail aussi, peut-être, qui consiste à raconter sa vie en déblayant d'abord longuement le terrain pour n'y plus laisser jouer que des échos et des lumières.
Cette biographie a été écrite par Jean-Pierre Abraham lui-même. Il s'est installé à Kérity en 2001 et nous a donné la même année Ici présent puis en 2002 avec des dessins de Vonnick Caroff Histoire d'Io. Il nous a quittés brutalement le 26 juillet 2003.
D'une admirable fidélité à soi-même et à l'écriture, Abraham qui n'aura guère eu le désir de se consacrer professionnellement à son métier d'écrivain mais n'aura rien perdu en route n'y a jamais dérogé, au prix sans doute de l'ordinaire bonheur de vivre : «dès qu'on a ce souci [le souci d'écrire] et je sais bien que je dois l'avoir c'est fichu, on est obligé d'avoir du recul, de se retirer dans l'ombre pour regarder la lumière. Pour la dire, cette vie-là, il faut en quelque sorte en porter le deuil...»*
* Lettre à André Dhôtel, 5 mars 1969. Bulletin de «La route inconnue»
(Association des Amis d'André Dhôtel), n°6, décembre 2003.