Parution Septembre 2018


    Accueil

    Parutions

    Auteurs

    Œuvres

    Bibliophilie

    Commande

    Recherche

    La maison

    Autres fonds

    Liens

    Chronique

    Lettre d’info


    Livres de photographie

Laurent Girerd
À demain l’embarquement


Proses

2018. 128 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.645.7

15,00 €

Le livre

Tirant son titre d’un mot que le jeune Blaise Cendrars nota à Libau (aujourd’hui en Lettonie) la veille d’embarquer à destination de New York, ce livre se présente comme une suite de navigations intérieures. Au gré de ses déambulations — de Gênes à Ellis Island, de Rouen à Ouessant en passant par Trieste, Anvers, Rotterdam, Gda´nsk, Saint-Pétersbourg ou Le Havre —, l’auteur nous conduit de port en port, délaissant insensiblement le centre couru par les foules pour lui préférer la périphérie, là où les friches désertes, les docks à l’abandon, les cimetières de bateaux distillent une poésie de la saleté et du délabrement.
À demain l’embarquement, qui fait en filigrane l’éloge de l’errance comme plus sûr moyen de découverte, nous invite discrètement à nous interroger sur ce que partir veut dire. La grue de levage s’y confond avec la grue migratrice, la machine et l’oiseau superposant leur même élancement pour former un motif qui provoque, chez l’écrivain promeneur, le besoin toujours neuf «d’entreprendre une course lointaine, comme [l’échassier], aux premières menaces de l’automne, s’envole pour changer de ciel».



L’auteur

Laurent Girerd a d’abord publié à nos éditions La traversée (2007), inspirée par les ruines antiques du fortin de Ksar Ghilane dans le désert saharien. Suivront, dans une démarche qui privilégie l’ailleurs intemporel et le proche éphémère, des textes nourris de voyages effectués dans les pays méditerranéens (Dans l’embrasure des vasistas, 2013) et au Japon (Le millier d’arbres sous le regard, 2015). À part, Brève apologie de l’éloignement conjugal (2010) est une réflexion sur la vie de couple accomplie hors de la vie commune.



Extrait


Des gants pour Calypso


Soudain le conducteur freina pied au plancher, sauta de son siège, écarta la porte pliante et détala, laissant le tram échoué sur le sommet de la colline comme un cachalot sur le remblai d’un tombolo. Avait-il vu la mort lui faire brusquement barrage ?
Malgré la chute des sacs et des parapluies projetés vers l’avant, la scène fit à peine lever un sourcil aux passagers. Tous, sur leur petit banc de bois, restèrent à regarder par la vitre le pauvre tableau qu’offrait cette immobilité forcée. Un tailleur de pierre martelait, genou à terre, les pavés destinés à ramener la chaussée à l’équilibre. Un rideau de boutons nacrés, dont la brise jouait comme d’une harpe à quarante-sept cordes, refoulait les mouches irisées à l’entrée de la sardinerie. Samedi, à sa façon, continuait. Quelqu’un, passant par là dans une heure ou deux, redémarrera le tram et ramènera ce petit monde vers la place du Commerce aux arcades ombragées.
Calypso patientait. Elle essayait un gant de cuir vert prairie dont elle venait d’acquérir une paire qu’il s’agissait d’assouplir. Comme ses doigts mimaient l’envol d’un papillon des îles, du talc neigeota depuis la pâle naissance de son poignet jusque sur sa robe lavande.
Un enfant de dix ans occupait maintenant le siège laissé vacant par le conducteur. Tournant et retournant le volant avec sa main gauche, le garçon accomplissait le voyage de ses quatre volontés. Selon l’itinéraire qu’il convoquait en silence, il changeait l’aiguillage à la manivelle, modifiait l’écriteau du terminus en s’aidant d’une perche équipée d’un rétroviseur imaginaire. Sa mère attentive à ses côtés revivait sans doute un jeu auquel elle s’était prêtée autrefois. Que n’était-elle restée la fillette aux boucles auburn que son père vénérait à bout de bras et qui recevait chaque jour les preuves de l’amour inconditionnel ? Son regard brillant contredisait son sourire. Son corps fragile qu’avaient fui les rondeurs désirables semblait dire : « Continue mon enfant. Oh, comme l’absence est un compagnon douloureux... Oui, mon champion, continue ! Conduis-nous là où refleurit l’églantine… »
Mais, de continuer pour nous autres, il n’était plus question. Aussi descendis-je du tram et m’enfonçai-je dans une venelle aux balcons encombrés de matelas, de paraboles, d’azulejos. Une venelle plongeante au bas de quoi l’eau du Tage m’apparut verdâtre et limoneuse. Un trois-mâts y mouillait entre deux façades. Dans une ruelle parallèle, un tohu-bohu de pendule murale que l’on remonte à tours de clé annonçait le funiculaire à crémaillère. Parfois un scooter déboulait : le bruit qui le précédait rappelait celui d’un sèche-cheveux.
Dans le lointain flottait une voix en sourdine. Elle donnait au quartier ce rien-qu’un-peu-de-mystère qui fait la différence. La suivant comme un fumet qui suscite l’appétit, je débouchai sur une placette que les plans de la ville ne devaient pas même affubler de ce titre flatteur. Là, trônant dans l’encadrement d’une fenêtre ouverte au rez-de-chaussée sur le crucifix du salon, une télévision délivrait sa sainte parole à un groupe d’hommes assis dans la rue. Les uns sur une chaise baroque ramenée de l’église ; les autres sur un muret, serrés comme étourneaux sur un fil. Certains plongeaient une main aveugle dans un cornet à fraises. Sur le rectangle vert du petit écran, des footballeurs en maillot rouge, et d’autres à rayures vertes et blanches, se disputaient la suprématie de l’esprit populaire. Lequel de ces téléspectateurs s’était acquitté de la contribution que la chaîne privée facture au supporteur pour lui accorder le privilège de voir jouer les couleurs de la ville où il a grandi ? Ou alors, tous ici présents et à parts égales, avaient-ils participé au règlement de la dîme dans une sorte de solidarité guidée par l’insubordination ? Le plaisir n’était pas mince de les voir ainsi contourner au grand jour le diktat décrété par quelque Salazar du CAC 40. Et tandis que je me tournai à mon tour vers le téléviseur pour signifier mon soutien à chacun de ces conspirateurs qui refusaient sans esclandre de payer tribut au vainqueur, je reconnus dans l’assemblée – mais pourquoi m’en étonner ? — le conducteur du tram : à l’approche de la mi-temps, il se mangeait le poing comme un gosse.

Autres titres du même auteur :

La traversée
Brève apologie de l’éloignement conjugal
Dans l’embrasure des vasistas
Le millier d’arbres sous le regard
Nos Saisons
Boojum
9 novembre 2018