Parution Avril 2010


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Laurent Girerd
Brève apologie de l'éloignement conjugal


Récit
2010. 96 p. 13/17.
ISBN 978.2.86853.539.9

13,00 €

Le livre

Après l'ancienne conjugalité, après l'union libre, il se pourrait que la vie de couple trouve un nouvel élan dans l'éloignement consenti. Car si «le mariage est un appareil social visant à dissoudre les forces subversives du désir, de la passion ou de la solitude», la longue distance favorise la solitude aimante et fait du désir, magnifié par l'attente, la pierre angulaire de tout attachement amoureux, la pierre précieuse entre toutes.
C'est le pari de ce faux traité de la vie acommune, qui est aussi une longue lettre d'amour : «J'ai besoin d'être séparé de toi par un désir qu'il m'est impossible d'assouvir d'un claquement de doigts. Tu ne peux pas m'être plus proche qu'en restant ma première destination.»


L’auteur

Laurent Girerd est né à Toulon en 1972. Auteur de courtes proses et de poèmes parus en revue (Arpa, Le Nouveau Recueil, la N.R.F., Rehauts), il a publié La traversée à nos éditions en 2007.


Extrait

Au prytanée, les engagés qui regagnaient le domicile conjugal une ou deux fois l’an formaient l’espèce, rare et douteuse, des célibataires géographiques. L’expression m’aidait à tenir dos au vent. Elle avait je ne sais quoi de marginal. Elle cisaillait le piège grillagé du couple domestiqué. Elle suggérait qu’il existe une autre façon, discrètement désobéissante, d’aimer.
Ainsi s’est-on mariés, dans une longère à Fougères-sur-Bièvre où ni toi ni moi n’habitons, à la condition de ne pas vivre ensemble.

Le cas n’est pas prévu par l’État, dont une des faiblesses est de s’étonner de ce qu’il ne comprend pas : mari et femme ne peuvent prétendre chacun à un foyer fiscal.

Je coche sur le calendrier les nuits passées sous le même toit ces trente derniers jours. Inutile de faire la moyenne. Nous ne partageons qu’un précipité de temps. Souvent me reviennent en mémoire ces mots de Léo Ferré : «Ne pas te voir plus que je ne te vois ? Je me demande la dette qu’on me fait ainsi payer.»
Pour autant je ne t’imagine pas vivre à portée d’arbalète. J’ai besoin qu’entre nous s’interpose une plaine que même une voiture de course mettrait des heures à traverser. J’ai besoin d’être séparé de toi par un désir qu’il m’est impossible d’assouvir d’un claquement de doigts. Tu ne peux pas m’être plus proche qu’en restant ma première destination.

J’ai attendu, avant d’entamer l’écriture de ces pages, que la lucidité rouvre mes paupières cousues depuis quatre ans par la passion. Ceci étant dit, à l’état de veille, tu demeures ma première et ma dernière vision. Dans la semaine qui suit ton départ, tôt ou tard, tu enfièvres mes songes comme la sève les troncs au printemps.
Moi dont le prénom descend du laurier, je tresse une couronne à cette victoire qui participait encore de l’utopie avant de te rencontrer.


«Rencontrer» est le mot dont on se sert en société pour ne pas attirer les quolibets. Dans l’intimité, libres de ne plus déprécier l’exceptionnel, nous lui préférons «reconnaître».
Reconnue, je t’avais simplement perdue, puis manquée de peu sur la tombe d’un poète à Charleville-Mézières. C’est seulement treize ans avant moi que tu t’y es recueillie.


Vingt et un jours à bout de souffle. Mille kilomètres de route ont creusé des cernes et froissé ton visage. Aucune raison de se revoir, sauf que j’ai accepté de t’accueillir même à l’heure où plus aucun passant n’arpente les rues. Tu déposes ton bagage sur le pas de ma porte et je fixe tes lèvres faute de soutenir la vue de la vie qui se joue. Pas une fois ne me traverse l’idée que l’étrangère qui franchit le seuil de mon appartement à minuit passé est une inconnue.

La dixième phrase que tu prononces, te disculpant de chercher à me séduire, m’ébranle. À la onzième je sens mes défenses voler en éclats, ou, plus proprement, le mouvement ne s’accompagnant d’aucune effraction, je les sens céder comme sous l’épanchement d’un filet d’eau chaude.
Je veux vieillir avec toi.
Je ne veux pas vivre avec toi.
Comment douze mots, dont quatre se répètent, peuvent-ils changer le cours d’une vie ? En une fraction de seconde : la muraille de pierre montée par les années amères réduite à une digue de terre qui fondait sous nos larmes.


Les larmes salées de la retrouvaille. Tu venais de gommer, de laver mes ombres avec de très simples moyens.

La vie maritale est une question à laquelle j’avais réfléchi et répondu, m’étant rallié à la thèse selon laquelle le mariage, plus encore qu’une institution conformiste, est un appareil social ayant pour but implicite de dissoudre les forces subversives du désir, de la passion ou de la solitude. Mais ce raisonnement tient-il dès lors que mariage et vie commune font l’objet d’une dissociation ?


Plus d’une fois, ému par ta visite impromptue, j’ai dû réprimer ma demande en mariage. Chacune de tes arrivées-surprise a été pour moi comme un coup de couteau dans un système de pensée que je croyais élaboré mais qui, en définitive, n’était qu’un échafaudage d’avis simplificateurs destinés à rassurer l’idéologue à la sentence péremptoire : le mariage pour les fans des Beatles, l’union libre pour les disciples de Brassens.
J’ai dû déconstruire les positions préconçues qui me servaient de garde-fou et accepter de regarder dans la lumière crue ce dont je n’avais jamais même eu l’idée. Une demande en mariage pouvait être d’ordre pulsionnel et cathartique.


Parfois plus qu’ému : sonné par ta visite inopinée. Alors que ta voix au téléphone vient de m’apprendre sur le ton de l’extrême fatigue que tu sors de la dernière séance et t’en retournes chez toi, on frappe à la porte. J’ouvre — et recule soudain comme devant un revenant : tu es là, souriante et si fière. Est-ce bien toi ? N’es-tu pas plutôt une imposture ? Inversant les rôles d’Amphitryon, n’est-ce pas Jupiter en personne qui a pris tes traits pour passer la nuit avec moi soudain jeté dans la peau d’Alcmène ? Et quand bien même te serais-tu dédoublée, comment accueillir celle qui se tient rayonnante sur le seuil sans tromper celle qui est sagement rentrée se coucher ?


En acceptant de porter mon nom, dans le coin de ma cervelle où l’ivresse se plaît à musarder, tu as généré un vertige qui a mué en fierté. Cette puissance que matérialise mon anneau d’argent, je la goûte d’autant mieux qu’elle ne me donne aucun droit.
Tu n’es pas ma lavandière, ce que toute compagne que n’aident pas les moyens de la bourgeoisie devient tacitement au fil des jours. Tu n’es pas ma dévouée et je n’attends pas que tu caches ton cou nu dans l’encolure échancrée de tes robes.
Contre tout réflexe atavique, je fais bouillir mes draps et je veille à ce que la vie exauce tes vœux de femme.


Faire mon sac tous les douze ou quinze jours, laisser mes vies paternelle, amicale et professionnelle à la consigne, monter dans le train bleu qui patine si vite vers toi que j’en rajeunis : c’est sur un fil trouver l’équilibre, c’est d’une valise faire un balancier, c’est insuffler l’extra dans l’ordinaire.

Autres titres du même auteur :

La traversée
Dans l’embrasure des vasistas
Le millier d’arbres sous le regard
Nos Saisons
À demain l’embarquement