Nouveauté Novembre 2004


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Jacques Chauviré
Journal d’un médecin
de campagne

suivi de
Funéraires

2004. 136 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.413.2

16,00 €

Le livre

Le journal inédit que Jacques Chauviré nous livre ici est un document de grande valeur sur un monde presque totalement disparu, et sur la vie intérieure d’un homme remarquable.
Tenu pendant dix ans — juste avant la publication de son premier roman — (1950-1959), il alterne les observations médicales et les réflexions littéraires. Il vaut également par l’un et l’autre aspect, qui se répondent en écho. Compassion devant la douleur, refus obstiné de la mort dialoguent avec les traces pudiques d’une recherche spirituelle soutenue, nourrie par l’amour de la campagne et la fréquentation des livres. Ses riches échanges avec Jean Reverzy et Albert Camus ne détourneront pas le médecin dévoué de la mission quotidienne qu’il s’est donnée, ni ne briseront son isolement. Il écrira, sans fréquenter le monde des Lettres, comme pour approfondir son unique objet de préoccupation : la condition humaine.
De celle-ci, Chauviré a une vision plutôt sombre dont il donne la mesure dans la suite de proses intitulée Funéraires : dix morts minuscules, exemplaires, et forcément inacceptables.




L’auteur

Jacques Chauviré est né en 1915 près de Lyon où il a fait ses études, et fut médecin généraliste pendant quarante ans à Neuville-sur-Saône où il est mort en 2005. En littérature, il fut l’ami de Jean Reverzy (qui avait été son condisciple), de Claude Roy et d’Albert Camus (qui fit publier en 1958 son premier livre, Partage de la soif — réédité en 2000 par Le Dilettante).
Il est l’auteur de cinq autres romans publiés initialement par Gallimard : Les passants (réédité en 2001 par Le Dilettante), La terre et la guerre, La confession d’hiver, Passage des émigrants (réédité en 2003 par Le Dilettante), Les mouettes sur la Saône (réédité en 2004 par Le temps qu’il fait), et de deux recueils de nouvelles : Rurales (avec des illustrations de Jacques Truphémus, Maison du Livre de Pérouges, 1983) et Fins de journées (Le Dilettante, 1990). Nos éditions ont fait paraître en 2003 son ultime récit, Élisa, qui a connu un grand succès de librairie.



Extrait

1951


• 5 janvier. L’année a atteint sa fin dans l’inquiétude de la guerre. Vaines tentatives de conciliation.
Il a neigé. Verglas. J’aurai trente-six ans dans un peu plus d’un mois et je suis troublé par mon immaturité. Contrairement à ce que je croyais, mon métier de médecin m’enferme dans la solitude car la responsabilité qu’il implique ne peut pas être partagée.


• 19 janvier. Pierre malade. Inquiétude. Je ne supporte pas que les enfants soient malades.


• 26 janvier. Dans les périodes où sévit, comme ce fut le cas récemment, une épidémie de grippe, mon métier m’ennuie et m’énerve. Il faut voir trop de malades, si bien que je ne sais plus très bien ce que je fais en fin de journée. Et la monotonie est un risque important d’erreurs de diagnostic.
Tentation permanente du christianisme. Mais on ne transige pas avec le Christ.
Lecture de L’Imitation de Jésus Christ, des Conférences de Notre-Dame de Paris de Lacordaire, de L’Homme et sa Destinée de Lecomte du Nouy.
Selon Lecomte du Nouy, l’évolution de la matière obéit à la loi des grands nombres, les lois de la physique relèvent du calcul des probabilités. Or la matière vivante ne peut être soumise à ces lois. L’évolution des êtres ne peut être que le fait d’un anti-hasard : Dieu. Le Christ est un mutant qui a donné avant la fin de l’évolution le type parfait de l’espèce. L’évolution est pour lui non seulement physique mais morale.
La lecture de ces livres m’incite à en savoir davantage.
Quelle est la véritable réponse à cette question ? Le Christ a-t-il souffert d’angoisse ? A-t-il douté de l’existence de Dieu au cours de la Passion ? A-t-il été un Dieu écartelé par son humanité ?
Je pense, ou j’espère plutôt, que oui.
Je cherche. Lu et relu sur ce sujet Le Sermon sur la Passion de Bossuet. Que pensais-je vraiment y trouver ? Ne sais pas. Le vrai sens de la Passion demeure pour moi dans le vers de Verlaine : «Et n’ai-je pas sué la sueur de tes nuits ?».


• 16 mars. Notre fille malade. Pendant une semaine, terrassé par l’inquiétude.

• 2 avril. Retour d’un court séjour à Paris où étaient exposés au Petit Palais les chefs d’œuvre du musée de Berlin, dont L’Enseigne de Gersaint de Watteau.

• 9 avril. Messe de communion privée de Pierre. Jamais je n’avais observé le combat de jambes et de pieds que se livrent «les fidèles» agenouillés devant la table sainte.
Recherche farouche de la position la plus supportable.
«Mon Dieu, disait Claudel, je vous accepte d’un cœur catholique.»

• 28 avril. Samedi pluvieux. Vent froid de nord-ouest. J’ai été appelé à Saint Germain auprès d’un enfant dont la mère est polonaise. A-t-elle vingt-cinq ou trente ans ? Elle m’a dit être la fille d’un avocat de Varsovie. Sa tante était professeur de physique et chimie dans un lycée de la ville. Sa famille possédait des terres.
Lors de l’insurrection polonaise contre les Allemands, la mère de cette jeune femme a été fusillée. Elle-même fut déportée en Allemagne. Elle était bachelière et avait commencé des études de chimie. Elle a connu là-bas un jeune ouvrier français, lui-même déporté. Elle s’est mariée avec lui.
Maintenant elle souffre de son dépaysement. Son mari est employé à la S.N.C.F. et il est alcoolique. Ils vivent dans deux pièces avec leurs deux magnifiques enfants.
Lu et relu les Fragments du Narcisse de Paul Valéry. «Cur aliquid vidi ?». Ai recherché les mots clés de cette poésie : ondes, eaux, ombres, azur, pur, or. J’ai compté que dans le Narcisse le mot «ombres» revenait treize fois, «ondes» neuf fois.
Prééminence des verbes abstraits : cesser, nier.
Il me paraît que l’on peut distinguer trois méthodes phonétiques intervenant dans l’élaboration de ces vers :
— L’allitération : «Vous me le murmurez, ramures !… Ô rumeurs…»
— Le jeu des diphtongues : «J’entends l’herbe des nuits croître dans l’ombre sainte»
— Enfin ce que j’appellerais le vers pâle, ou argenté, où l’e muet conduit le poème que je vois blanc comme «les frissons d’ombelles» de Rimbaud.
Ce sentiment est conforté par des mots «lunaires» tels que miroir, argent, lune.

• 21 mai. Nuit chargée d’orages contenus.
Ouverture d’un second front de la guerre tiède en Iran, en raison de la nationalisation des pétroles. Tout, là, est à l’avantage de l’U.R.S.S. Et les hommes politiques depuis 1945 veulent nous faire croire que nous avons gagné la guerre.

• 23 mai. François P. est mort hier soir d’une hémoptysie. Lorsque j’ai vu sa mère courir sur le quai en criant, j’ai compris.
Il avait dix-sept ans. Il n’a pu supporter sans doute cette première journée de chaleur annonciatrice de l’été.
Lorsque je me suis installé ici, les P. furent mes premiers patients. Depuis quand étaient-ils arrivés d’Espagne ?
C’était en 1942. On disait qu’ils étaient communistes. Je me souviens de la pièce unique qu’ils habitaient alors, au rez-de-chaussée, sur le quai.
J’avais été appelé auprès des deux jumeaux. François devait avoir alors dix ans.
Plus tard l’un des jumeaux avait souffert d’œdèmes de famine. L’année suivante, le père avait été arrêté dans l’usine de produits chimiques où il travaillait.
C’était à partir de ce jour que j’avais compris toute la dignité de Mme P., petite femme toujours vêtue de noir, au visage ovale, aux cheveux sombres et luisants ramassés en un chignon sur la nuque, au teint mat et aux yeux légèrement exorbités.
— Que voulez-vous, Doctor !
Pouvait-on quoique ce fût contre le destin ?
Nous étions proches l’un de l’autre. Son mari avait été quelques mois plus tard déporté dans un camp allemand, à Dachau. Il avait eu la chance, dans son malheur, d’en revenir vivant. Mais c’était un homme rompu.
Quand je suis arrivé dans la chambre, François P. était déjà mort. Je ne sais pourquoi, il s’était fait tondre récemment.
Dans la nudité blanche de la pièce mansardée, devant son cadavre allongé, au visage pâle et sanglant, aux yeux révulsés, il était impossible de ne pas évoquer Le Greco.
La chambre était envahie par les senteurs lourdes et équivoques de fleurs.
Mme P. s’était agenouillée auprès de son fils puis elle s’est dressée d’un bond et a commencé à sauter, à piétiner sur place en criant. Un tremblement gagna alors son corps tout entier dans un rythme crescendo qui lui-même s’appuyait sur un débit oral de plus en plus rapide. La fin du discours fut ponctué par un saut au cours duquel Salvadora P. se renversa sur le dos avec violence, les bras en croix et les jambes écartées.
Enfin elle se dressa d’un bond et reprit sa danse folle. Deux fois encore elle se jeta sur le parquet avec plus de violence.
Tout à coup, elle entonna avec éclat une véritable incantation du sang. Elle s’enfouit le visage dans les draps rouges.
Le soleil immobile pesait sur le mur d’en face.
Le contraste entre la vigueur agitée de la mère et l’immobilité du corps maigre et désincarné de son fils me donna envie de vomir.
Je suis parti livide et pleurant.

Autres titres du même auteur :

Élisa
Les mouettes sur la Saône
Massacre en septembre
La confession d’hiver
La terre et la guerre
Fils et mère