Parution Septembre 2012


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Jean-Claude Tardif
Post-scriptum
au chien noir


Nouvelles
2012. 120 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.573.3

15,00 €

Le livre

«Que pourraient-ils comprendre si on leur rapportait mes monologues avec la mère du grand fatigué, ce Christ qui n’en peut mais. Qui très tôt m’a abandonnée comme il a abandonné toutes celles de Malaga, de Grenade et dans le pays tout entier, toutes ces femmes qui me ressemblent, m’ont ressemblé. Chaque jour je vis avec elles, je les porte en moi comme on porte un enfant. Parfois, lorsque ma fatigue est trop grande, que les souvenirs me font mal, il me semble que mon vieux ventre s’arrondit, que je vais les mettre au monde, en un seul cri, toutes ces femmes, ces filles, et puis je me dis qu’on n’accouche pas de ses peines, qu’on n’en finit jamais avec elles, alors je pleure.»
Poursuivant l’entreprise de remémoration débutée avec La Nada, Tardif trace ici le portrait de proches qui ont survécu à la Guerre d’Espagne, ce chien noir qui les a marqués pour toujours et, avec eux, leurs descendants.


L’auteur

Né en 1963 à Rennes dans une famille ouvrière, installé aujourd’hui en Normandie, Jean-Claude Tardif a publié quelques livres de poèmes dont De la vie lente (La Dragonne, 1999), Nuitamment (Cadex, 2001) et des récits : L’homme de peu (La Dragonne, 2002), Louve peut-être (La Dragonne, 2005), La Nada (Le temps qu’il fait, 2009).


Extrait

Où l’ai-je rencontrée pour la première fois ? Je revois une ville, un vieux quartier. Je le respire, parfums d’amandes et d’épices doucement affadis; est-ce Ronda ? Grenade ? Ces villes que j’aime tant. M’y suis-je promené à ses côtés ? Je l’imagine sans peine, au risque de me mentir. Elle était belle sous le soleil. C’est ainsi que me la dévoila, un jour, une photo. Elle y souriait au bras d’un homme un peu plus âgé qu’elle. Elle avait une fleur de grenadier dans les cheveux. Ce cliché grand-père l’avait sorti de son portefeuille pour le lui montrer. Elle s’en était saisi, ses doigts s’étaient attardés sur les bords dentelés, elle l’avait retourné pour y trouver une date; bien qu’elle sût pertinemment où et quand il avait été pris. Quand elle avait voulu le lui rendre, à regret, grand-père avait eu un geste : elle pouvait le garder. Je ne me souvenais pas de son sourire avant cet instant-là. Oui, j’aimerais croire ce soir encore que nous venons de nous rencontrer dans la vieille ville de Ronda, que nous y marchons, flânant dans ses rues commerçantes, faisons une pause devant ses arènes silencieuses; que nous écoutons à présent mi-sérieux, mi-amusés les histoires de Juan qui nous raconte les brigands dont les âmes, selon lui, font toujours résonner la Sierra les nuits de tempête. J’aimerais qu’il en fût ainsi car les histoires de pendards, comme les autres, n’en finissent jamais de vous habiter. Nous les portons en nous bien qu’à jamais il nous en manque une part; la mort nous la dérobe.

Bien sûr rien ne se passa de la sorte à l’époque, l’Espagne était pour moi un nom sur une carte, dans une salle de classe. Je savais simplement que c’était son pays, celui de mon grand-père, qu’il venait de là-bas mais n’en parlait jamais, même lorsqu’il m’emmenait aux escargots, à la fête foraine, au cinéma, que sais-je encore. La Catalogne, le Pays Basque, l’Andalousie m’étaient mots plus étrangers encore. Alors ma première rencontre avec Marisol se fit dans une ville de granit, guère éloignée du petit port où je la revis, la dernière fois. C’était jour de foire et nous étions venus voir les animaux, les chevaux de trait surtout. Postiers bretons, ardennais, percherons qui m’impressionnaient fort par leur puissance et leur douceur. Les maquignons vendaient, achetaient; on se donnait parole et les éleveurs étaient heureux de montrer à tous leur savoir-faire. «On est en train de remonter la race» disaient-ils à qui voulait leur prêter une oreille. Le temps était aux bruits, aux éclats de voix; pour tout dire au commerce. C’est là que nous nous vîmes la première fois. Raide dans sa robe noire, ses cheveux blancs tirés en arrière, une résille qui, je m’en rendis compte quelques minutes plus tard, maintenait un minuscule chignon. Elle était immobile, fixait de ses yeux clairs grand-père qui lui, voyant que je ne l’écoutais plus, tourna son regard vers ce qui arrêtait mes yeux et semblait tout entier accaparer mon attention.
Des minutes qui suivirent je ne puis rien dire tant le temps parut s’y bousculer, basculer, s’y cogner pour s’attendrir enfin dans un fatras de mimiques, de gestes ébauchés, de sentiments qui avaient fait un très long voyage dans les années. À la fin de l’après-midi nous la raccompagnâmes en 2 CV, elle habitait à une vingtaine de kilomètres et était venue avec le car du matin pour, disait-elle, se changer les idées, se rappeler l’odeur des chevaux. Bien sûr ceux-là n’avaient rien des barbes, des chevaux andalous ou des pur-sangs arabes de son enfance mais tous les chevaux, à la différence des hommes, parlent un même langage, hennissent de la même façon; c’était pour cela qu’elle les aimait tant, les avait toujours aimés. Dans la voiture, grand-père ne cessait de parler en espagnol pour me cacher son émotion. Elle lui répondait de façon concise, à croire que chaque parole lui faisait mal mais qu’elle se devait de parler avec clarté en souvenir de je ne savais quoi… Ils m’avaient complètement oublié sur la banquette arrière. J’avais sommeil, je crois que je fermai les yeux.

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Du même auteur,
à nos éditions
:

La Nada (2009)