Parution Mars 2012


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Denis Montebello
Tous les deux comme trois frères


Récit
2012. 120 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.568.9

15,00 €

Le livre

En une mosaïque de chroniques tour à tour graves ou légères, Montebello fait le récit de son enfance de petit-fils d’immigré italien dans les Vosges, un «maçon même pas foutu d’avoir sa maison». De l’exil imposé à ses aïeux par la misère, il lui reste un héritage profond, fait d’erreurs de langage et d’habitudes alimentaires. Car l’héritage n’est pas si mince que lui ont légué ceux qui n’avaient rien, qui ont fait «de la forêt leur jardin», qui ne savaient pas «habiter autrement qu’en marchant» : à quelques pauvres légendes et banals secrets de famille, il s’ajoute le goût des mots, une savante nostalgie et un humour sans équivalent. De quoi composer, en somme, une identité.


L’auteur

Né en 1951 à Épinal, Denis Montebello vit à La Rochelle. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres parus pour la plupart chez Fayard, aux éditions en ligne publie.net et au Temps qu’il fait (Bleu cerise, 1995; Fouaces et autres viandes célestes, 2004; Couteau suisse, 2005; Le diable, l’assaisonnement, 2007). Auteur de récits et de romans, il procède en archéologue du présent. Mais le poète qu’il est cherche aussi la preuve par l’étymologie.


Extrait

L’è rabatà giu


Quand je lui demandais de m’apprendre à parler italien, mon grand-père cherchait dans ses souvenirs — ou dans ses rêves, car, si je me rappelle bien, mais il se peut que j’aie rêvé, je l’ai entendu dire qu’il rêvait en italien. Et il s’étonnait. Qu’après toutes ces années passées en France, à ne parler que le français, y compris avec son propre frère (qui habitait dans la même ville, qui travaillait dans la même entreprise, et qu’il voyait une ou deux fois l’an, par hasard, parce qu’il n’avait pu faire autrement), on pût encore rêver en italien. Après tous ces efforts pour paraître Français (en s’installant ici, Giulio était devenu Jules, et son frère Giuseppe, que dans la famille nous appelions l’oncle Charlot, avait poussé le zèle jusqu’à affubler notre nom d’un accent aigu).
Il rêvait en italien. Il voulait dire en piémontais. Lui-même ne faisant pas bien la différence. Ou la faisant très bien. Cherchant comme je le lui demandais la chemise, il ne pouvait que trouver la camisa, c’est ainsi qu’il appelait la sienne le matin quand il avait rangé son savon à barbe et son blaireau, vidé dans l’évier la cuvette, il enfilait sa camisa sur son maillot de corps, et non une camicia qu’il n’avait jamais portée, qu’il ne porterait jamais. Depuis qu’il avait décidé de vivre en France. Ou que les circonstances l’y avaient contraint. Le piémontais était à cet égard commode. Qui excluait le Frioulan (le Furlan, comme il l’appelait, comme pour l’éloigner) et tous ceux qu’on lui présentait comme Italiens. Qu’il aurait dû connaître, même quand ils habitaient à l’autre bout de la Lorraine. Déjà qu’il devait les supporter au boulot. À commencer par son propre frère. Ceux-là, il les rangeait comme il rangeait chaque jour ses outils. Un jour il les rangerait définitivement. Ce serait la retraite. Il pourrait enfin se retirer de la conversation. Prendre congé. Réapprendre le silence. La langue qu’il préférait. Et qu’il parlait le plus souvent. Quand il m’emmenait en forêt. Fidèle à sa réputation d’homme des bois. Pour ressembler à l’image qu’on se faisait de lui dans la famija, à l’ours qu’on racontait.
C’est en forêt que j’appris cette expression : L’è rabatà giu. «Il est tombé.» Je l’appris de sa bouche, mais aussi de visu. En le regardant choir. Lui l’infatigable marcheur. Et malgré sa canne. Un bâton qu’il s’était taillé — il s’en taillait toujours — et qui me le fait apparaître comme un pèlerin. Chaque fois qu’il apparaît. Un chercheur de champignons. Qui met ses pas dans ses pas. Qui connaît la forêt comme sa poche.
Il irait, clame-t-il, les yeux fermés. Avec son panier en osier et son couteau suisse. Il ne craint qu’une chose : qu’un autre soit passé avant lui. Qui l’ait suivi et qui ait découvert ses coins. C’est pourquoi il efface ses traces. Ou il les lance sur de fausses pistes, histoire d’égarer le pèlerin. L’autre, qui en veut à son panier. Et qu’il regarde comme un prédateur. C’est pourquoi il met toujours de la fougère par-dessus. Pour cacher sa pêche miraculeuse ou bien sa honte. Car il rentre le plus souvent bredouille.
Je le revois tomber sous les sapins, là où à la saison nous ramassons les charbonniers c’est-à-dire les chanterelles. Il y en a beaucoup dans la mousse et ils remplissent vite le panier. C’est là que j’ai dû apprendre à me baisser. La sueur et il rompere la canetta di vetro. Le feignant ne court pas ce risque. Une caneta de veder, comme disait mon grand-père. «Une colonne vertébrale de verre.» «Une colonne verretébrale.» S’il se penche elle se brise. Voilà pourquoi le feignant est appelé ainsi. Il a peur de se casser le dos. Plus exactement la colonne. Ce n’est pas lui qui se baisserait pour ramasser les charbonniers. Ou un centime dans le caniveau. Comme ma grand-mère. Pour qui c’était «le début du million».
Je le revois glisser sur le tapis d’aiguilles. Glisser au ralenti. Je sais qu’il ne s’en relèvera pas. Que jamais plus il ne marchera. Sinon dans sa tête. Les chemins chemineront mais sans lui. Lui il restera derrière la vitre. À regarder son jardin. Le noyau devenir pêcher.
Il ne descendit plus à la cave. Où ses souvenirs étaient remisés. Et si je ne lui avais pas demandé d’ouvrir pour moi sa «boîte à fourbi», cette bòita où le cimentier-carreleur avait définitivement rangé ses utiss, ses «outils», il n’aurait jamais retrouvé cette carotchafeuk (je l’écris comme je l’entendais) : c’est la «voiture». Un «char à feu» et qui n’en finit pas de pétarader. Un «carrosse», une «calèche» comme je les voyais d’abord. Mais je réalisai bientôt, en découvrant les cascine de son enfance à Ameno, en l’entendant discuter avec son copain Giulio Tacchini ou avec la Zia Ersilia, que cela ressemblait davantage à une «charrette».
Une charrette, et j’irais avec elle. À tous les diables.

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