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Jean-François Berthier
Portraits à la grimace
Récits
2026. 160 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.734.8
18,00 €
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Le livre
« Évoquer toutes ces figures a été un patient travail. Il exigeait de s’abstraire des anecdotes pour ne rechercher que l’origine de leur puissance. Tout n’était évidemment pas heureux dans les évocations que j’ai ainsi appelées, mais je peux assurer que l’ensemble des personnes citées ici conservent dans mon esprit une aura affectueuse. J’ai seulement déploré que cette confrontation avec le passé ait été un itinéraire si intime qu’il ne pouvait s’entreprendre que dans la solitude, la creusant de temps en temps plus que de raison. Si je me prépare à partager certains de ces portraits avec un lecteur, ce n’est pas que je ressente un besoin de m’afficher; c’est juste que, depuis quelques années maintenant, les choses ne deviennent réelles pour moi qu’après les avoir écrites. »
L’auteur
Jean-François Berthier est né en 1947 et vit à Paris. Il n’a commencé à écrire qu’après avoir achevé sa vie professionnelle.
Il a écrit quatre livres hors commerce et réalisé un site internet intitulé Dérives urbaines, qui tente de considérer la marche en ville comme un art contemporain.
L’appartement de la rue Henri-Robert, son premier ouvrage publié, a paru en 2022 à nos éditions.
Extrait
La solitude a surgi brutalement dans ma vie : pour avoir bafoué les règles intangibles du mariage, j’ai dû brutalement quitter un foyer que j’avais construit avec passion et patience, où je me sentais tout à fait à mon aise. J’avais dépassé les soixante-cinq ans et c’était la première fois que j’allais vivre seul. La solitude, quand on la découvre sur le tard, c’est comme se retrouver soudain dans un pays étranger, où rien n’est familier : on n’en connaît pas la langue, on en ignore les usages, on n’en comprend pas les rites. Il faut s’immerger et attendre que, petit à petit, on en acquière quelques clés. Soudain la vie s’est éparpillée ; avant, tout ce que je faisais, tout ce que je pensais, convergeait vers un même point, j’étais un être cohérent, même si je me ressentais multiple.
Mais le fil du collier s’était rompu et les perles étaient maintenant dispersées sur le sol.Dans ma vie, c’était devenu subitement désertique. J’étais entouré pourtant, je ne manquais pas d’attentions, ni même d’amour, mais j’étais devenu incapable d’en profiter vraiment. Ce qui manque, ce n’est pas seulement l’être qu’on a aimé, c’est aussi le monde qu’on s’était créé ensemble et sans lequel on se voit perdu : des habitudes, des manières d’être devenues banales, celles dont on se moque si facilement et qui soudain apparaissent précieuses, parce qu’elles constituaient le fondement d’une complicité incomparable. Seul, il faut tout réinventer. On se rend compte brusquement qu’une journée est faite de plein de moments et que notre travail de vivant est de les enchaîner les uns aux autres, en en perdant le moins possible en route. Il y a des épisodes heureux, c’est sûr, mais il n’y a rien pour les relier, ce sont comme des images qui ne raconteraient pas une histoire, il leur manque une ossature, un lien. La joie s’est échappée, elle est devenue comme une vague : au moment même où elle atteint le rivage, déjà elle se retire et retourne vers le large d’où elle vient, là où c’est sombre, profond, mystérieux, triste. Tu jettes ton énergie, celle qui te reste, dans des activités diverses mais, quand l’agitation cesse, une atmosphère de tristesse s’empare de toi, comme si tu traversais un paysage enfumé. Je n’ai pas oublié le terrible désarroi de découvrir, en sortant le linge de la machine à laver, que je n’y trouve que mes affaires. Ce n’est pas vraiment de l’abattement, c’est plutôt léger, des pointillés de tristesse. Mais parfois ils se figent, ça forme une ligne, ça t’enferme et te retient, c’est du vrai chagrin.
[…]
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