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Pierre Gazio
Transports égyptiens
Récits
2025. 120 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.720.1
17,00 €
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Le livre
«À Béni-Souef, porte du Fayoum et dernière gare avant Le Caire, je m’approche des portières pour prendre le frais de la nuit. Sur le quai désert est allongé un jeune homme qui se plaint bruyamment, pousse même par instants des cris de douleur. Il finit par se redresser et s’assied en se tenant le genou. Le plus stupéfiant est l’indifférence des passagers descendus fumer une cigarette en compagnie des garçons de wagon. Ils ne lui adressent même pas un regard. Ils savent sans doute la raison de sa chute et la jugent indigne de compassion. Tout aussi étrange est mon incapacité à réagir, à au moins m’informer des origines de l’incident. J’adresse une moue interrogative à l’un des employés qui me répond par une vague grimace de mépris pour ce blessé que personne ne daigne secourir.»
Que ce soit l’autobus, le métro, les trains, le tramway ou les taxis, l’auteur de ces pages ne se refuse aucun moyen pour être transporté vers l’Égypte et les Égyptiens qu’il aime, et fréquente à la façon d’un touriste du réel quotidien, ouvert à l’inattendu des rencontres plutôt qu’au pittoresque ou à l’exotique. Dans les encombrements, dans «les soubresauts et les cahots», il a fait siennes les vertus du «petit peuple» cairote qu’il admire : l’humour et le détachement. Dans l’écriture, il y ajoute l’élégance et une indéfinissable tendresse.
L’auteur
Pierre Gazio est né à Saint Brieuc. Professeur de littérature française, il vit depuis près de quarante ans au Caire, où il a enseigné au Lycée français. Auteur d’une thèse de doctorat sur l’œuvre romanesque d’Albert Cossery, il a publié quatre ouvrages : Le Fayoum, une Histoire et un guide (2001), Petit dictionnaire des pharaons (2002), La Sirène du Caire (2003) et Sept stations du Caire (2018).
Extrait
Au début de ce siècle, sous l’ère de feu Moubarak, le néo-pharaonique architectural fera un retour spectaculaire. Deux édifices en particulier, le tribunal d’Assouan et le bâtiment du Conseil constitutionnel, au Caire, mêlent colonnes, pylônes et grands panneaux de verre. La justice est placée sous le signe de Maat, la déesse de «la vérité-justice». Dans cette période de montée de l’islamisme pour lequel la Charia est la référence absolue, il était bon de montrer que les valeurs d’équité et d’équilibre remontent, en Égypte, à des millénaires, et n’ont pas attendu les religions du livre.
Les mauvais esprits pourraient remarquer que ces références excluent cependant la liberté de pensée et d’expression, idées que les Pharaons n’imaginaient même pas et que leurs lointains successeurs trouvent parfaitement oiseuses.
Quant à la portée symbolico-politique des gares à la mode ramesside, elle demanderait une étude en profondeur, car on ne saurait évidemment la limiter à de triviales visées touristiques. Un sujet de réflexion qui occuperait au moins deux allers et retours Le Caire-Assouan.
Je me contente donc pour l’instant d’observations plus simples, mais cependant instructives sur le plan ethnographique.
À partir d’Assiout, le turban blanc ou bleu ciel cède la place à une étroite écharpe à carreaux qui se porte autour de la tête ou sur les épaules. À Sohag, pendant un long arrêt, j’ai tout le loisir d’observer un petit groupe d’enfants dépenaillés s’installer sur des bancs, à côté d’un train peint d’un bleu pimpant, mais écaillé, défoncé, les vitres étoilées quand elles existent encore. Ils partagent un repas uniquement composé de galettes de pain et d’un peu de fromage blanc. Frugalité certes digne de l’antique, mais qui explique les retards de croissance et les carences qui affectent les gens du Sud, les plus pauvres d’Égypte.
Toujours désireux d’apprendre, mais aussi par la nécessité d’un peu d’exercice, je remonte les quatre wagons de première. Je cherche à savoir à quoi s’occupent ses passagers certainement tous alphabètes. Ne pouvant prendre de notes pour éviter de passer pour un espion aux yeux de quelque nassériste attardé, mes mesures sont approximatives.
Une bonne moitié des voyageurs s’abandonnent à la plus naturelle des occupations dans tous les trains du monde et particulièrement prisée en Égypte : la sieste. Parmi les éveillés, au moins un sur deux est plongé dans des jeux ou des vidéos sur son téléphone, sa tablette ou son ordinateur. L’accoutumance de l’Égyptien moderne au bruit permet de regarder un film, d’écouter de la musique en se dispensant d’écouteurs. La sieste ou la méditation des voisins n’en sont jamais troublées. Ce qui explique aussi que personne ne songe à baisser ou à supprimer la sonnerie de son téléphone et encore moins à dispenser le reste du wagon de sa conversation tonitruante. Trois individus, sur l’ensemble des voitures explorées, lisent. Une femme le Coran, un homme le journal et une jeune fille en cheveux et à lunettes rondes, une étudiante sans doute, semble passionnée par un roman dont je n’ai pu déchiffrer le titre. Ces lecteurs représentent moins de deux pour cent de l’ensemble de la population roulante. Mais les dormeurs, une fois tirés de leur hébétude, deviennent peut-être aussi des lecteurs, ce qui rend hasardeuse une conclusion définitive sur le degré de culture des usagers de la première classe.
Deux hommes placés côte à côte se délectent de pépins de courge dont ils recrachent avec soin les écorces dans une boîte en plastique posée par terre. À en juger par la quantité d’écorces recueillies, cette occupation paisible et silencieuse les absorbe depuis un bon moment.
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