Parution Novembre 2019
            Photo André Reynaud


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Bernard Ruhaud
Petits mondes
suivi de
Petits riens


Récits brefs

2019. 160 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.661.7

19,00 €

Le livre

Éducateur spécialisé, puis cadre des services de protection de l’enfance, Bernard Ruhaud a longtemps exercé auprès d’enfants, d’adolescents et de parents en difficulté avant d’assurer la formation de personnels de l’Aide Sociale à l’Enfance.
Plusieurs des textes rassemblés dans Petits mondes évoquent les situations souvent tragiques mais profondément humaines qu’il a côtoyées au cours de son activité. Le travailleur social a cédé la place à un écrivain empathique qui sait dire avec pudeur et tendresse les destins infimes, les trajectoires inaperçues, et donner une voix, des sentiments à des êtres blessés que la dureté de la vie en société a rendus invisibles.
Les récits de Petits riens, sur un ton moins grave en apparence, rapportent avec les mêmes qualités d’écriture (netteté, simplicité, retenue) des choses vues, des épisodes vécus ou rêvés, et sont sous-tendus par le même attachement à la réalité incertaine, et aux humbles.




L’auteur

Bernard Ruhaud naît à Nanterre en 1948. Il quitte sa famille et la banlieue parisienne à 17 ans pour s’installer à Toulouse et exercer divers métiers avant d’entreprendre une formation de travailleur social. Devenu formateur, il publiera des travaux sur l’accueil familial et le comportement de l’enfant. Depuis 1998, il écrit des romans, des poèmes et des nouvelles dont La première vie (Stock, 1999), Isabena le livre des mois (Rumeur des Âges, 2003), Salut à vous ! (Maurice Nadeau, 2010) et L’Inoubli (L’Escampette, 2014).



Extrait

Ahmed en mai

Il est tôt. Tout le monde dort, sauf Ahmed. Il fait trop chaud dans la chambrée. Les autres font du bruit en dormant. Il n’arrive plus à fermer l’œil et préfère sortir. Dehors c’est l’inverse. Le froid le saisit, il gèle. Un grand clair de lune illumine la carrière et les montagnes. On voit presque comme en plein jour. Le contraste est saisissant entre l’immensité du ciel constellé d’étoiles et la clarté des montagnes enneigées. Par certains aspects cela lui rappelle chez lui, dans le Sud algérien, sur le plateau du Tadjmaït. Le même contraste entre les lointains contours du désert sous la lune et le ciel étoilé, les mêmes écarts de température entre les journées écrasées par le soleil et le froid piquant de la nuit. C’est la troisième année qu’il vient passer six mois ici, de fin avril à début octobre. Au début sa mère était terrorisée à l’idée de le voir partir. C’est en France que son père avait disparu sept ans plus tôt, en soixante-et-un. Brusquement il n’avait plus envoyé ni nouvelles, ni argent. Plus tard, après l’indépendance, certains de ceux qui étaient rentrés avaient raconté qu’il s’était produit des incidents avec la police, que beaucoup d’Algériens étaient morts et que d’autres avaient disparu. Plus personne n’avait revu le père d’Ahmed, ni au Petit-Nanterre dans le baraquement qu’il partageait avec d’autres dans le bidonville, ni sur les chantiers. Mais à présent ce n’est pas pareil avait expliqué Ahmed à sa mère, la guerre est finie et ce n’est pas à Paris qu’il va mais au sud de la France, dans les montagnes. Et puis l’argent qu’Ahmed gagne ici en six mois suffit largement à les nourrir pendant toute l’année, lui et sa famille, alors que là-bas c’est toujours la misère.
Une centaine de saisonniers travaillent dans la carrière de talc. Ce sont souvent les mêmes qui reviennent, tous étrangers, des Arabes en majorité, Algériens et Marocains, des Espagnols aussi et quelques Turcs, logés et nourris sur place dans des baraquements assez sommaires mais avec des toilettes et des douches. Il y a plusieurs baraquements dans lesquels ils sont plus ou moins regroupés par nationalité. Entre eux ils s’entendent bien mais ne se mélangent pas, ou rarement. La semaine dernière c’était l’anniversaire d’Ahmed. Quelques-uns sont venus lui dire un mot. Ahmed est estimé ici. Né en mai mille neuf cent quarante-huit, exactement vingt ans plus tôt, il était jusqu’alors le plus jeune des saisonniers. Cette année, parmi les nouveaux est monté un Espagnol qui n’a pas dix-sept ans, un costaud.
Un seul chef d’équipe est chargé d’organiser et de surveiller le travail de tous les saisonniers. Il s’appelle René mais les gars disent «chef». René parle ou comprend à peu près la langue de chacun. Il n’est pas méchant mais dur à la tâche. Les saisonniers travaillent dix heures par jour, tous les jours sauf le dimanche. Une fois par mois, lors de la paye, ils descendent dans la vallée en camionnette, au bureau de poste de Luzenac, pour envoyer les mandats. René les accompagne. Il leur fait remplir les formulaires la veille au soir et les aide, au besoin, pour éviter de perdre trop de temps au bureau de poste. Mais chacun tient à compter et à remettre lui-même les billets à la préposée, davantage par fierté que par manque de confiance. Ils profitent du déplacement pour acheter quelques bricoles, des cigarettes, des friandises.
Des Français travaillent aussi dans l’immense carrière creusée à ciel ouvert, en pleine montagne et à mille huit cents mètres d’altitude, sur le plus important gisement de talc au monde. Ici sont extraits des centaines de milliers de tonnes de roche tendre. Les Français habitent chez eux, dans la vallée. Ils montent tous les matins en camionnette et amènent avec eux les repas des saisonniers dans de grandes gamelles qu’il suffit de réchauffer sur place. Les Français ont leurs propres contremaîtres. Les tâches aussi sont différentes. Les contremaîtres procèdent régulièrement à des tirs de mine pour élargir et diversifier le front de taille. Les saisonniers sont chargés de réduire les masses de roche au marteau-piqueur. Les Français collectent et transportent les blocs, une fois qu’ils sont réduits, à l’aide de pelleteuses, de bulldozers et de camions de toutes tailles, puis ils chargent les wagonnets dans lesquels la roche est descendue vers la vallée, à Luzenac où elle est triée, séchée, broyée et conditionnée. En fait, toute l’activité de la carrière est organisée et rythmée par la circulation des wagonnets. Ils montent et descendent à travers la montagne, accrochés à des câbles soutenus par une ribambelle de pylônes. Parvenus à hauteur de la carrière ils circulent horizontalement, orientés à main d’homme sur les rails d’une étroite voie ferrée qui trace un vaste arc de cercle au plus bas des niveaux. C’est pendant qu’ils circulent sur la voie qu’on les charge. À l’autre extrémité de la voie ils sont freinés avant de plonger dans le vide, toujours à main d’homme, pour que rien de leur cargaison ne soit perdu en basculant. C’est Abdel, un grand Marocain, qui occupe ce poste, l’un des plus périlleux. Il est arrivé que des gars ne lâchent pas prise assez tôt et qu’emportés par l’élan ils basculent aussi dans le vide.

(…)

L’Actualité
Nouvelle Aquitaine

décembre 2019

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