Parution Octobre 2018


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Jacques Laurans
Brune à l’encre rouge


Nouvelles

2018. 104 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.648.8

14,00 €

Le livre

À distance variable, ces petites proses, parfois très brèves, développent une certaine idée de la relation amoureuse toujours soumise à l’épreuve du réel. Pour l’auteur, la réalité humaine est toujours habillée d’images et de visions. De façon continue, réel et imaginaire partagent son regard et sa rêverie. Que ce soit dans le cadre d’une rencontre véritable, d’un moment fugitif ou à travers des personnages féminins issus de la littérature ou du cinéma, sans cesse il se livre à lui-même un combat dont il est à la fois l’acteur principal et la raison secrète.



L’auteur

Jacques Laurans, né en 1943 au Maroc, critique et auteur de récits, vit à Montpellier. Après des études aux Beaux-Arts, il publie à partir de 1975 ses premiers articles en revues (Études, Obliques, NRF, Recueil, Jazz-Magazine) et son premier récit, La beauté du geste, en 1984 au Temps qu’il fait (rééd. POL, 1991). D’autres textes suivront parmi lesquels : L’Habitation d’un poète; La Bibliothécaire blonde; Ballades; Prose des sables; Dans la salle obscure; Pierre Soulages, trois lumières; L’ Ombre pensive de Franz Kafka; L’Avant-dernier jour; Sur la route d’un roman noir; Père éternel; L’Image d’un autre monde. Ces dernières années, il a publié plusieurs livres d’artiste.



Extrait


Marie de Belvezet


Elle était seule au milieu de la rue principale; Marie de Belvezet, maigre silhouette avec son petit chapeau noir.
Françoise, l’a aussitôt reconnue; et Marie lui a souri. C’était un vrai sourire qu’elle nous offrait : sans une ride, sans un pli. Un éternel sourire qui ne cachait rien.
On l’appelait de Belvezet parce qu’elle habitait autrefois un certain endroit du village qui porte toujours ce nom. Cela sonnait bien à l’oreille; il était fait pour elle.
Françoise s’est approchée de Marie en lui parlant avec lenteur. Elle articulait chaque mot pour qu’elle puisse bien l’entendre et la comprendre. Et d’ailleurs, si Marie n’avait pas compris, on le savait aussitôt parce qu’elle se mettait à rire. Et l’on riait aussi parce qu’elle était drôle.
J’écoutais de mon mieux ce début de conversation. Rien que de petites choses courantes qui sont au cœur de la vie, mais j’étais saisi par l’attention de Marie; par tant de grâce et de présence.
Marie était une enfant du village de Burzet; un village du sud de l’Ardèche, que l’on traverse quelquefois pour se rendre au Mont Gerbier de Jonc, aux sources de la Loire. Sur ces hauts plateaux déserts, l’effet est immédiat. On s’élève sans le vouloir; l’herbe, feuilles, verdure, tout devient plaisir, caresse de l’œil; déjà votre votre esprit s’apaise au seul contact de l’air et du vent frais.
Marie était de ce pays-là; et elle aussi possédait cette hauteur, la grande fraîcheur d’une nature encore vierge. De petite taille, et plutôt menue; avec son sourire doux et malicieux, elle ne paraissait pas atteinte par le grand âge — quatre vingt-seize ans cette année —; le poids de la vieillesse, «ce long supplice», ne la courbait pas vers la terre.
Sa vie semblait indemne de tout mal comme de toute inculpation du temps. Elle vous observait droit dans les yeux, l’œil clair, l’œil perçant; parlant parfois dans un dialecte sonore, dont les plus fines nuances ne pouvaient êtres traduites dans notre langue.
Dès qu’elle le pouvait, et si le temps le permettait, elle regagnait sa vieille maison située au bout du village; après le virage, comme disent les gens du pays. Elle se rendait visite en quelque sorte, conversant avec elle-même entourée de vieux objets et quelques images de ses jours lointains.
Je l’imagine ouvrant ses volets avec précaution; regardant chaque chose autour d’elle comme si c’était toujours la première fois; les photographies d’abord, quelques petits objets, et peut-être même un dessin d’enfant. Et elle, restant là, sans bouger, une ou deux heures selon les jours, tandis que sa longue vie défilerait en désordre, avec beaucoup de visages et de noms oubliés.
Enfin, vers le soir, se considérant toujours aussi pauvre qu’au temps où elle était encore lavandière, Marie regagnait une autre maison; ce genre de maison où l’on perd chaque jour un peu de ses plus chers souvenirs.
Là, parmi tant de visages perdus, si proches du dernier abandon, je la vois, je l’imagine s’avancer toujours du même pas; femme simple et candide, sourde à l’affreuse vieillesse de l’homme, de ce monde qui finit.

Le Matricule des anges,
oct. 2018, par D. Aussenac