Parution Mars 2012


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François Boddaert
Dans la ville ceinte


Roman
2012. 304 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.567.2

18,00 €

Le livre

On rencontre, dans ce roman cocasse et parfois grinçant, un médecin excentrique, une conservatrice de musée, une bibliothécaire, un jeune homme devenu étranger à l’univers qui l’a vu naître, ainsi qu’un bon nombre de personnages secondaires assez pathétiques.
Par eux on suit, autour d’un curieux livre ancien et d’un poème non moins curieux, une manière d’enquête, qui fouille la lointaine chronique de la cité en expliquant certains comportements récents dans cette «vieille ville où traînent de vieilles histoires secrètes».
Car la figure principale de cette comédie humaine, c’est la ville elle-même, Icaune, qui a connu durant plusieurs siècles une réelle grandeur et que la moderne décentralisation veut réveiller de sa léthargie en l’attaquant par la culture, bien après que, «pour occuper les chômeurs, la municipalité inventa de détruire l’histoire même de la ville».
L’auteur de cette fable sans pitié mobilise des trésors d’érudition et d’écriture pour montrer les incertitudes de l’Histoire et démystifier l’orgueil dérisoire d’une «cité mirobolante» qui piège fatalement ses enfants les plus fidèles, à l’image de la toile d’araignée de son plan.



L’auteur

François Boddaert est né en 1951 à Sens et vit dans un village de l’Yonne. Infatiguable entrepreneur de poésie (responsable de revues, éditeur, organisateur de colloques), le plus souvent au service d’autrui, il n’en a pas moins publié des livres de poèmes, des romans et des essais — dont plusieurs à nos éditions : Ce livre de malheur et des corps, D’un crime prémédité par lettres, Le preneur de rebut, Melven, roc des chevaux, Flanc de la servitude.



Extrait

J’ai pris le train de 13 h 10. Encoigné au fond du compartiment, le front rafraîchi par la vitre, je voyais le maïs jauni par la sécheresse, le blé presque blanc courir sur des kilomètres le long des voies, séparées du ballast par un étroit chemin croûteux : et pas âme qui vive sous la chaleur torride. Le fil des derniers jours tissa une sorte de voile sur la vitre — ces rencontres dont aucune ne me laissait véritablement satisfait, n’était la relation nouée avec Mme Krotovchine. L’objet même de ma venue dans cette ville m’apparaissait maintenant absurde devant le peu d’ardeur qu’il suscitait, si j’exceptais la conservatrice. Je n’étais pas retourné à la mairie pour prendre congé, et n’avais pas même essayé de rencontrer Sylvie Gandrier dont j’estimais étrange qu’elle-même n’ait pas tenté de me joindre. Mais le plus singulier, me dis-je alors que le train franchissait un fleuve, tenait au fait de n’avoir vu aucune toile du peintre pendant ce court séjour… Et je tenais pour presque miraculeux d’avoir pu consulter le mince catalogue de l’exposition Gandrier, organisée naguère dans le salon d’honneur de la mairie : petit fascicule sur papier glacé où quelques toiles gisaient un peu au hasard des pages, reproduites en noir (tirant plutôt sur le gris) et blanc. Ni le maire ni l’adjoint n’avaient songé à m’en offrir un exemplaire, la conservatrice me confia le sien pour une soirée, en me précisant qu’elle ne possédait que celui-là.
Quant à Mlle Hurepoix, elle me renvoyait à un passé dont je ne voulais nullement assumer la charge, ni même accepter la réalité si peu que ce fût. Le terreau des racines, le socle où l’on a grandi (parois d’un appartement, murs épais d’une maison, jardinet ou parc des premiers trottinements), l’encagement du lycée (je n’étais même pas passé devant sa masse) et la revue de détails des relations parentales — cette gangue, d’un piètre sentimentalisme, entravait de tout son poids mental l’avenir forcément affranchi de ces miasmes. La vieille fille stoïque, je la tenais maintenant pour la gardienne étiolée d’antiquailles désespérantes : sentinelle presque aveugle, fidèle et coite, d’un passé sans avenir.
D’Icaune, je n’emportai finalement que la puissance de la cathédrale, extirpant du réseau des venelles sa haute façade ajourée, sa tour unique dont le lanternon mimait au large les deux doigts de la main de justice des rois lointains. À ses pieds, où j’ai remis les miens sans rien ressentir de cette émotion nerveuse que l’on guette en arpentant les lieux qui vous ont marqué — et à quoi j’avais cru en descendant du train la première nuit —, je voyais la ville aplatie comme une bête molle : elle soulevait juste la paupière au signal des quarts d’heures carillonnés par l’abat-son du marché couvert.
Ce que j’ai pu sentir, percevoir ou comprendre de l’activité laborieuse et vaine d’une petite cité cachectique, accroissait la répulsion que me causait, depuis que je l’avais quitté à l’heure où la personnalité prend vraiment conscience d’elle-même, ce pauvre microcosme d’arrière-boutique. Icaune — et je ne doutai pas qu’elle soit l’archétype, le modèle momifié du bourg à foirail et fêtes paroissiales — récalcitrait à vivre, satisfait de durer de loin en loin, non sans une vanité aussi aberrante que dérisoire à se reconnaître dans le miroir aveugle d’une vieille histoire. Elle se regardait mourir sans en avoir la claire conscience : l’anesthésie de la gloire enfuie pour mince euthanasie.
Les garants de l’ordre public (sommités des corps constitués en petit mille-feuille du pouvoir local) jouent comme ils peuvent ces rôles écrits pour d’autres mais dont ils enfilent les costumes assez lâches avec un aplomb de façade — caricature de la puissance ! M. Blairet, investi de la charge suprême que la décentralisation porte au pinacle apparent des responsabilités, mime une frénésie, un activisme, un surmenage à côté de quoi l’effervescence canonnière de Napoléon semble un érysipèle. Mais le propre de cette mise en scène tient au sérieux de l’interprétation, à la gravité ombrant les visages des apprentis potentats fermement assurés de l’importance d’un jeu de pouvoir dont ils ne sont que des comparses du second rang. J’imputais à cet aveuglement, plus ou moins volontaire, le peu d’entrain que suscitait le projet Gandrier : la peur de se croire dessaisis d’une parcelle d’autorité leur fait redouter de la perdre entièrement.
— La décentralisation, m’avait dit à voix basse la conservatrice en me raccompagnant au portail du musée ce matin, est à la fois une idée remarquable et un jeu de dupes : les ministères n’entendent pas céder leur pouvoir jacobin aux provinciaux (ils ont été dressés pour l’exercer), les élus locaux, eux, veulent l’assumer en croyant que le seul mot de «décentralisation» leur donne la compétence…

*

Dans le reflet de la vitre, alors que le train serpentait entre les hauts arbres de la forêt de Mondereau, je cherchai sur mon visage quelque chose qui me garantissait de n’être pas de ce monde-là — et je ne savais plus si ce monde récusé était Icaune ou le ministère. Le verre épais, maculé de traces de doigts, me renvoya une ombre indistincte, quoique je fisse de discrètes contorsions de la nuque pour en obtenir mieux.
Un chuintement de ferraille, auquel succéda aussitôt le grincement des roues au freinage, enraya mes mimiques. J’allongeai les jambes sur la banquette opposée.

Commander
Un article de Patrick Kechichian dans La Croix du 5 juillet 2012 (voir)

Revue des Deux Mondes
septembre 2012    
 
Chronique de Michel Crépu
 
SAMEDI
 
« Mon » roman de la rentrée vient de paraître aux éditions Le Temps qu’il fait : Dans la ville ceinte, par François Boddaert. On dirait une sorte de Chaminadour à la Jouhan-deau, une sorte d’allégorie de la ville d’hier et d’aujourd’hui, un miroir grotesque où Boddaert (on le connaît surtout pour son œuvre de poète, qui a de l’allure) réfléchit  peut-être une certaine folie de ce monde. J’écris bien « peut-être », car rien n’est sûr dans le monde boddaertien. C’est baroque, chan-tourné, sculpté au ciseau à bois. Cela ne ressemble à rien de connu, et ne risque pas d’être confondu avec les mouches de la rentrée. Lisez Dans la ville ceinte.


Europe
novembre 2012    
 
(…) Dans la ville ceinte n’est ni tout à fait un roman autobiographique, ni tout à fait un roman à intrigue, ni tout à fait un roman historique mais bien tout cela d’un seul tenant. Surtout, l’auteur parvient à y confondre les domaines les plus divers,  —  comme l’architecture, l’histoire de l’art, celle des religions, l’imprimerie, la biblio-philie, la politique culturelle, la peinture, la poésie… — avec un tel sens de l’expertise et un désir si manifeste de transmettre le plaisir qu’il éprouve à creuser son Tout, que nous le suivons sans peine, heureux d’être tombés dans ce puits de connaissance. Mais pour qu’advienne cette jubilation, il fallait la langue de François Boddaert, aussi incisive et rare que dans ses poèmes et tout ce qu’il écrit. Il fallait son vocabulaire foisonnant, savoureux, l’élégance qui fait mouche à tous les coins de phrase. Il fallait cette langue-là pour faire revivre la moindre pierre, le moindre évènement. Pour révéler dans une distance amusée, avec vigueur mais sans cynisme, la vérité toute crue de ses personnages. (…)
Anne Segal