Parution Mai 2009


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Mauricio Hasbun
Tombé en disgrâce


Roman traduit de l'espagnol (Chili) par Prune Forest
2009. 192 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.515.3

22,00 €

Le livre

«Honnêtement le monde ne s'est pas effrondré autour de moi. Cette solitude forcée que je suis obligé de vivre m'a révélé que je souffre d'un masochisme singulier. Plus précisément, j'ai découvert que je jouis davantage des possibilités non réalisées que des conquêtes réelles. Il peu s'agir d'immaturité, mais je sens que le bonheur est constitué du fragile équilibre qui précède le point où l'on attend l'objet de ses désirs.»

Lorsqu’un jeune journaliste un peu veule et pusillanime est engagé par un magnat de la presse économique, obscur complice de la dictature de son pays, son chemin semble tout tracé. Mais ce fataliste d’origine arménienne — passionné d’Aznavour (qui a «une chanson pour chacun de ses instants de tristesse») et cultivant un grand amour malheureux — va entrer en possession d’un document très compromettant pour son patron et devenir, comme hors de sa volonté, un acteur politique extrêmement dangereux et menacé. C’est l’argument de ce roman par lettres dont le propos, traité avec une grande originalité, est évidemment encore très dérangeant pour le Chili d’aujourd’hui.



L’auteur

Journaliste de presse écrite, né en 1969 à Santiago du Chili, Maurizio Hasbún est petit-fils de Palestiniens de religion chrétienne émigrés au Chili au début du XXème siècle pour fuir la domination turque en Palestine. Il a été marqué dans l’enfance par sa scolarité chez les Jésuites (opposés au régime de Pinochet et fortement impliqués sur le plan social) et le mutisme de sa famille (souffrant du rejet des élites chiliennes et particulièrement silencieuse sur la situation politique de son pays d’adoption).
Tombé en disgrâce, publié en 2006 à Santiago, est son premier roman.


Extrait

C’est précisément cet appel qui entraîna tous les événements qui suivirent. S’il ne s’était pas produit, je serais peut-être encore dans ma tanière à écouter Aznavour. J’avoue que l’appel a flatté mon ego, qui à l’époque était plutôt abattu. Celui qui me téléphonait n’était autre que le directeur du fameux journal. Même si la ligne éditoriale de celui-ci n’était pas ma tasse de thé, je sentais que le fait de travailler là-bas m’aiderait à écarter les fantômes qui commençaient à me tourner autour. Cela faisait six mois que je m’efforçais jour et nuit d’écrire sur un sujet que je maîtrisais à peine. Terminer cette satanée thèse sans travailler tout de suite, cela voulait dire courir le risque de tomber dans une dépression sévère pour cause de vacuité soudaine. Ce sont des raisons comme celles-ci qui m’ont conduit à accepter l’offre. Tout commença par un entretien dans les bureaux du groupe Dull qui était, à l’époque, le tout nouveau propriétaire du journal.

Quelques secondes après le coup de téléphone de Baeza, j’eus le pressentiment d’avoir commis une erreur. Tels des spectres, toutes les images associées au groupe Dull pour le commun des mortels commencèrent à apparaître dans ma tête. Tout d’abord le visage dur de son propriétaire, Domingo Dull, avec son goitre, sa calvitie débutante et ses yeux de requin futé. Ensuite, les épisodes dans lesquels « Don Domingo » avait montré clairement qu’il incarnait le pouvoir de fait le plus effrayant du pays et qu’il était le bras droit politico-financier du pinochetisme récalcitrant. Qu’est-ce que j’allais bien faire dans un journal lui appartenant ? Je n’ai pas tardé à me sentir coupable. De quel droit Jorge Ogarian se permettait-il de juger ? — pardon pour l’usage de la troisième personne. N’avait-il pas peur d’être un chômeur pédant et cultivé ? Est-ce qu’on appelait beaucoup de gens pour leur offrir du travail ? C’étaient des questions de pur bon sens.

Mais toi tu me connais et, comme on pouvait s’y attendre, le bon sens ne s’est pas imposé. En revanche, ma conscience professionnelle commença à me faire éprouver d’horribles scrupules. Plus précisément, je sentais que je sabordais toutes les bonnes intentions que j’avais cultivées pendant mes cinq ans d’études. À cette époque-là, je croyais formellement avoir trouvé ma vocation : je me sentais appelé — vraiment — à n’être pas moins que le dépositaire de la société civile en matière d’information. Dans cette disposition mentale, mon entretien avec Baeza consistait presque à dialoguer avec les forces obscures. Durant l’intervalle entre la fin de l’appel téléphonique et la réunion dans le bâtiment des Entreprises Dull, mon esprit ne se reposa pas un instant. Je m’imaginais en train de signer des contrats avec des clauses aberrantes sous le regard de squale de Don Domingo. Cette nuit-là, je me suis réveillé plusieurs fois avec la sensation angoissante que j’étais sur le point de détruire ma vie. J’étais harcelé par les phrases que répétait sans cesse mon frère Nicolas. Tu sais, Nicolas est directeur de production dans la compagnie de télévision par câble de Dull. Ses commentaires faisaient invariablement allusion à des politiques du travail ravageuses et à des licenciements massifs la veille de Noël.

Enfn, tout me prédisposait à une nuit de cauchemars. Figure-toi, je me suis souvenu de cette scène du film Le Parrain III. Tu te rappelles que Michael Corleone reçoit du Vatican l’Ordre de Saint-Sylvestre pour avoir donné cent millions de dollars à la banque de la Curie ? Tu t’en souviens sûrement, on en a discuté ensemble. En fait, quelques jours plus tôt, une photo de Domingo Dull était sortie dans le journal au moment où il recevait cette même distinction des mains du Pape pendant son dernier séjour à Rome. La paranoïa était en marche. À cela, tu dois ajouter les rumeurs qui courent toujours dans les couloirs de la politique. Si tu ne les as pas entendues, je te mets au fait : il y a quelques années, un journal de gauche assurait que la compagnie maritime du groupe Dull avait prêté l’un de ses navires pour servir de prison flottante. Concrètement, on accusait Domingo Dull d’avoir été complice des tortures qui y avaient été perpétrées. Certaines versions vont même plus loin et prétendent qu’on a fait disparaître certains prisonniers depuis le bateau en question. L’histoire ne fut jamais démentie, elle acquit ainsi une crédibilité qui n’aurait pas lieu d’être si les affaires du conglomérat étaient menées avec un minimum de transparence.

Grâce à l’analyse de mes actes pendant ces jours amers, je comprends pourquoi j’ai été emporté dans cette spirale. L’air saturé de fatalisme de mon petit appartement m’envahissait. Imagine : à peine sorti dans la rue, je fumais au moins un paquet de cigarettes par jour et je passais mes journées à lire Ortega. Même si ses écrits affichent de la vitalité, en réalité, derrière les apparences, j’ai cru percevoir une soumission démotivante à l’idée de destin. D’un autre côté, ma fixation sur la musique d’Aznavour n’aidait pas non plus : Il faut savoir encore sourire / Quand le meilleur s’est retiré / Et qu’il ne reste que le pire / Dans une vie bête à pleurer / Il faut savoir, coûte que coûte / Garder toute sa dignité / Et malgré ce qu’il nous en coûte / S’en aller sans se retourner / Face au destin qui nous désarme / Et devant le bonheur perdu / Il faut savoir cacher ses larmes / Mais moi, mon cœur, je n’ai pas su.

Enfin, écouter Il faut savoir toute la journée eut l’effet d’un poison. Mais que faire, je venais de découvrir qu’Aznavour était d’origine arménienne et, à l’époque, j’étais possédé par un désir malsain : j’avais un goût démesuré pour la récupération de tout ce qui avait un lien avec mes ancêtres arméniens. D’ailleurs, j’étudiais ce que je trouvais sur le génocide de 1915 cruellement perpétré par l’Empire ottoman. Tu comprendras que dans ces conditions j’avais peu de possibilités de rejeter la proposition d’Andrés Baeza. Soit je sortais de mon gourbi, soit je me jetais par la fenêtre — avec Aznavour et Ortega.