Parution 2008


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Denis Montebello
Le diable, l'assaisonnement


Chroniques gourmandes. Phographie de Marc Deneyer

2008. 120 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.475.0

17,00 €

Le livre

Au même, pour l’inviter à un dîner poétique. À un de ces repas virgiliens comme en écrivit Pétrarque, avec des fruits mûrs, des châtaignes moelleuses et du fromage frais en abondance.
À l’autre aussi, parce que M. Léopold Bloom ne se contente pas d’un sandwich au fromage. Prendrait volontiers quelques olives s’il y en avait. Préfère celles d’Italie. Une brave salade fraîche comme l’innocence. À condition qu’elle soit relevée comme il faut. Huile d’olive pure. Dieu a fait l’aliment, dit-il, le diable, l’assaisonnement.


Les auteurs

Denis Montebello vit à La Rochelle. Il est l’auteur d’une douzaine de livres parus pour la plupart chez Fayard (dernier titre paru : Archéologue d’autoroute, 2002) et au Temps qu’il fait (Richard Texier ou le droit d’épave, 1989; Bleu cerise, 1995; Fouaces et autres viandes célestes, 2004; Couteau suisse, 2005). Auteur de récits et de romans, il procède en archéologue du présent. Mais le poète qu’il est cherche aussi la preuve par l’étymologie.

Marc Deneyer, qui vit près de Poitiers, se consacre depuis 1982 à une œuvre de photographe très personnelle, pleine de discrétion et de patience. Il est l’auteur d’Ilulissat et de Kujoyama, deux livres de voyage, publiés en 2001 et 2005 à nos éditions, dans lesquels il se révèle également un remarquable écrivain.



Extrait

Bouilliture d’anguilles du Marais

Entendons-nous sur les mots. Et justifions notre choix. Nous préférons, oui, le mot bouilliture à celui également utilisé de matelote, et voici pourquoi. Ce que nous mettons sous ce terme — ce que nous voyons quand nous l’écoutons.
C’est de la couleur des voyelles qu’il nous faut d’abord parler, de ce I qui n’est pas rouge seulement depuis Rimbaud mais de toute éternité. Témoin ce dicton que ceux qui connaissent la cuisine au cochon savent par cœur. Par «foie» (ou bien «poumon»), corrigeront-ils, car c’est cela qu’il s’agit de tirer, le foie (ou bien le poumon) du porc et non la fille du voisin, la plus vilaine, la plus garce de ses filles et peut-être du village, la plus chétive à la grande loterie de la vie c’est-à-dire à la frairie: tire t’auras la pire. La pire c’est le foie, répétons-le, ou bien le poumon, ce n’est pas le mauvais numéro, la plus méchante des filles du voisin. D’ailleurs le voisin n’a qu’une fille, et la drôlesse est bien mignonne. «La terre est chargée», grogne-t-il (le père), elle est pleine de saloperie. Mais elle (sa fille) encatine toujours sa poupée: elle l’habille pour pas qu’elle ait froid.
Non, ce qu’il convient de faire, asteure, c’est habiller l’anguille: lui ôter la pia, la débarrasser de sa peau. Le piba dépiauté (le masculin ne dit pas que l’anguille mâle, il n’y a pas là que du ventre jaune), vidé, lavé, coupé en tronçons (de 6cm environ), fariné, doré, il attend sans trop frétiller (espérons) dans son plat. Qu’on fasse un roux. Qu’on sorte la bouteille. Du rouge et du meilleur. Où il nagera. Heureux comme un piba dans le vin.
Et c’est cela que le I de bouilliture nous donne à voir, la mer vineuse qui a vu naître l’anguille et le vin rouge qui la verra mourir. C’est le roux qui épaissit, qu’il faut vite allonger. C’est le vin, c’est le sang, quand il retourne à la terre. C’est la mort qu’appellent les eaux noires. Un fantôme qui passe et repasse, qui flotte immobile. Dans ce Marais qu’on dit à blanc quand il est noyé. C’est là toujours qu’apparaît la vie. Dans ces enfers où l’on voyage comme en extase. Et sans quitter son assiette. C’est la plate que le nocher arrête dans les lentilles, c’est, sa pigouille plantée, les fonds qu’il remue, l’allumette qu’il craque, la flamme qui court, tout le Marais soudain qui flambe. C’est la flamme quand elle danse, la flamme du punch (Allumons le punch! Rallumons-le en relisant Bachelard), elle vient ici lécher nos anguilles.
Certes il y a l’O de matelote, ce bleu qui est celui de l’eau. Celui de la peau. Mais les anguilles, ne l’oublions pas, ont perdu leur peau. Et la mer des Sargasses est loin (le mythe de la grande partouze aussi s’éloigne). Reste le sang. Le sang, le vin, même s’ils virent au brun. À mesure que cuisent nos anguilles. Qu’elles bouillent sans bouillir. Avec le L mouillé. Mouillé comme on dit le Marais. Celui qui n’est pas encore asséché, pas encore colonisé par le maïs. Un L mouillé qui est quand même autre chose que la simple consonne liquide (raison de plus pour préférer bouilliture à matelote) et qui nous fait naviguer entre paradoxe et pléonasme, éviter l’un et l’autre écueils et aborder, comme les anguilles, des terres fraîchement exondées et sur lesquelles l’Esprit bientôt (dimanche prochain, si la bouteille de gaz ne nous lâche pas) planera.