Parution Mars 1997


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Mikhaïl Mitsakis
Le Suicidé
et autres textes

Traduit du grec et présenté par Gilles Ortlieb
1997. 112 p. 12/19.
ISBN 978.2.86853.274.9

13,50 €

Le livre

Il est des signes qui ne trompent pas : ce périmètre magnétique élu d’emblée dans une ville étrangère, cette chambre d’hôtel où le narrateur retarde autant que possible le moment de rentrer, ce quartier mental hanté par la pensée d’un inconnu gisant à l’étage d’une maison voisine, cette attention aux choses d’autant plus aiguë qu’elle paraît buter naturellement contre les êtres confèrent à ce récit tout juste centenaire, Le Suicidé, une allure étonnamment moderne.


L’auteur

Mikhaïl Mitsakis né en Attique en 1865, auteur d’une œuvre météoritique et méconnue dans son pays même, est mort en 1916 dans un asile psychiatrique de la banlieue d’Athènes, sans être parvenu de son vivant à rassembler en volume ses nombreux écrits. Par l’intensité du regard porté, sa sensibilité au détail et à ce que d’autres tiendraient pour insignifiant, il pourrait rappeler le Nerval des Souvenirs et promenades, l’univers retranché d’un Emmanuel Bove ou encore, bien sûr, les petites proses de Robert Walser. Mais ces rapprochements apparaissent assez vite hâtifs ou forcés, le monde qu’il nous est donné d’entrevoir se dérobant à toute filiation trop marquée pour ne renvoyer, obstinément, qu’à sa propre singularité.



Préface du traducteur

«Et l’autre, c’est-à-dire moi...»

S’il est tout à fait inconnu hors de Grèce, le nom de Mikhaïl Mitsakis n’a longtemps survécu dans son propre pays que grâce à une petite phalange de lecteurs fidèles et à plusieurs générations d’écoliers, dont les manuels comportaient souvent l’une ou l’autre page de lui choisie parmi les plus exemplaires. Le reste de sa production, éparpillé dans nombre de publications devenues entre-temps introuvables, avait sombré dans un oubli poli dont ne parvint pas à le tirer, en 1956, la première édition un tant soit peu complète de son œuvre. Or, vers la fin du siècle dernier, on aurait difficilement pu feuilleter un journal ou une revue sans y retrouver, au bas du récit d’une expédition ferroviaire en Thessalie, d’une note de lecture sur Ernest Renan ou d’une petite prose ciselée sur le vif dans les rues de la capitale, sa signature ou ses initiales, ou encore l’un des innombrables pseudonymes derrière lesquels, sa vie durant, et jusqu’à l’époque de sa folie, Mitsakis a aimé se dissimuler. Voici, par exemple, comment il pouvait apparaître, vers les années 1890, à ses contemporains : «C’est, en dépit de son jeune âge, un personnage important. Il a ses entrées partout, les hommes politiques redoutent sa plume acérée, ses pairs et les gens de lettres en place tremblent devant sa causticité sans merci. Il peut s’exprimer dans un français irréprochable, rien de ce qui s’imprime ne lui est étranger et il est à même de suivre tous les mouvements intellectuels de son temps. Sa culture est immense et profonde. L’histoire et la philosophie lui sont aussi familières que la littérature et la poésie. Rien ne lui échappe, il est au courant de tout. C’est un maniaque de la lecture, un dévoreur de papier imprimé. Et ce qu’il a lu, il l’assimile, le fait sien à jamais. Car il possède une mémoire étonnante et peut réciter par cœur des milliers de vers grecs et français. Sa conversation est un heureux alliage de mots inattendus, de sons harmonieux et nuancés, ses trouvailles ravissent. Son esprit pétille et charme, son pouvoir de jongler avec les mots est étour-dissant…». D’autres portraits nous le dépeignent «toujours vêtu d’un costume de même couleur et invariablement coiffé d’un chapeau de feutre mou légèrement rabattu sur les yeux, sa barbe taillée en pointe rebiquant vers le nez, ses yeux myopes et curieux furetant sans relâche pour s’efforcer de tout voir, de ne rien laisser échapper de ce qui l’entoure.» Qu’elles se rattachent à l’une ou l’autre période de sa vie, les anecdotes sur son compte abondent, qui aideraient peu toutefois à deviner l’homme sous le personnage, et moins encore à comprendre qui il avait pu devenir lorsque, la trentaine à peine dépassée, il se mua en une sorte de caricature orageuse et brouillonne de lui-même avant d’aller finir ses jours à l’asile de Dromokaïtion où l’on confinait alors, sans trop se mêler de les soigner, les maladies de l’esprit. Car la trace marginale qu’il a laissée dans la littérature grecque, qui persiste à n’en pas faire grand cas, est loin de rendre justice à toutes les facettes d’un esprit qui, dans la lignée d’un Tristan Corbière, d’un Germain Nouveau et de quelques autres encore, n’a pas su, pas pu ou peut-être simplement pas voulu trouver sa place dans l’époque et la société qui lui ont été imparties.
Mikhaïl Mitsakis était né en septembre 1865 à Megara, en Attique. Descendant par sa mère d’un des généraux qui avaient conquis l’indépendance en 1821, il a passé toute son enfance dans la ville de Sparte où son père occupait un poste élevé dans l’administration. Très tôt attiré par la littérature, il s’empresse, une fois son baccalauréat en poche, de quitter la Laconie pour Athènes où il s’inscrit à la faculté de droit, qu’il désertera au bout de deux ans pour tâcher de vivre de sa plume, c’est-à-dire du journalisme. Ses premiers textes sont publiés dès 1880 dans divers journaux et, une quinzaine d’années durant, il collaborera, secondé en cela par un instinct nomade et la détestation de toute routine, à presque tous les quotidiens, revues et almanachs qui fleurissaient alors dans la capitale, s’essayant même à deux reprises à fonder un journal — qui sombrera chaque fois après quelques numéros. Très apprécié pour son mordant et sa perspicacité dans les milieux de la bohème littéraire où il joue un peu le rôle d’un chef de file, il est lié avec certains des écrivains les plus originaux de son temps qui sont aussi, comme Alexandre Papadiamandis, parmi les rares auteurs grecs de cette fin de siècle à avoir plus de lecteurs aujourd’hui qu’ils n’en ont jamais compté de leur temps. À l’inverse, ses rapports avec les personnalités alors influentes du monde des lettres demeureront difficiles et toujours ennuagés, de son côté, par une solide défiance. S’étant condamné à vivre, chichement, de sa plume, Mitsakis écrit partout où il peut, et beaucoup. Lorsqu’il s’est efforcé, dans les années 40, d’établir sa bibliographie, Georges Katsimbalis (l’ami de Séféris et inspirateur du Colosse de Maroussi, d’Henry Miller) a ainsi inventorié quelque trois cent-cinquante textes de lui : billets d’humeur ou de circonstance, «choses vues», articles encyclopédiques et essais critiques souvent clairvoyants, mais aussi nombre de récits qui dénotent un styliste virtuose en même temps qu’un sens rare de l’observation, et quantité de reportages. Car ce lecteur omnivore fut aussi un grand promeneur, un marcheur infatigable pour qui tous les prétextes étaient bons à de brèves escapades en province, à bord de trains alors à peine âgés de quelques années, ou dans les quartiers populaires d’Athènes, d’où il revenait rarement bredouille. Il se pourrait bien, en ce sens, que Mitsakis fût l’un des premiers flâneurs de la littérature grecque, de ceux pour qui la déambulation ne peut avoir d’autre objet qu’elle-même, c’est-à-dire l’enchaînement des pas et des pensées devant le spectacle qu’elle déroule fortui-tement sous les yeux, comme on peut le voir dans Le Suicidé.
Car il est des signes qui ne trompent pas : ce périmètre magnétique élu d’emblée dans une ville où l’on débarque pour quelques jours ou quelques semaines, cette chambre d’hôtel que l’on délaisse, à peine arrivé, et où l’on retarde autant que possible le moment de rentrer, ce quartier mental et fluctuant arpenté à toute heure du jour et de la nuit (une nuit qui semble d’ailleurs, par la netteté de la vision, éclairée comme en plein jour), cette attention aux choses d’autant plus aiguë qu’elle paraît buter naturellement contre les êtres, confèrent à ce petit récit rédigé dans une langue très pure, et puriste, une allure étonnamment moderne, ou intemporelle. Il ne ressemble, en tout cas, à rien de ce qui s’écrivait alors en Grèce, tout comme l’on trouverait difficilement dans le paysage littéraire français de l’époque — celui, rappelons-le, près d’un demi-siècle avant la parution du Voyage au bout de la nuit, de Paul Bourget ou de Pierre Loti — une audace formelle comparable à celle dont témoigne le récit qu’on va lire ici sous le titre La table mise. Ce regard plus scrutateur qu’imaginatif, surtout sensible au mouvement, au détail et à ce que d’autres tiendraient pour insignifiant, cette façon de s’en tenir au visible au détriment de l’intrigue pourrait rappeler le Nerval des Souvenirs et Promenades ou de L’Auberge de Vitré, certains récits de Laforgue, l’univers retranché d’un Emmanuel Bove ou encore, bien sûr, les petites proses de Robert Walser. Mais ces rapprochements apparaissent assez vite forcés ou hâtifs, le monde qu’il nous est donné d’entrevoir se dérobant à tout apparentement pour ne renvoyer, obstinément, qu’à lui-même.
Les trois textes traduits ici figurent parmi les derniers récits publiés par leur auteur, au retour d’une année à peu près vagabonde et, si l’on en juge par les lettres qu’il adressa alors à quelques amis, plutôt heureuse, partagée entre Patras et Corfou. Or, c’est sur cette île que se déclarèrent, en 1894, les premiers troubles mentaux qui allaient mener, deux ans plus tard, à son internement dans un asile psychiatrique des environs d’Athènes. Il en ressortira, grâce à l’intervention de son frère, quelques mois plus tard, pour promener désormais dans les rues de la capitale la silhouette d’un «fou littéraire» qui aurait sûrement intéressé Raymond Queneau, mais n’était plus qu’une parodie erratique et soupçonneuse de l’écrivain qu’il avait été; ou qu’il aurait souhaité d’être, car si l’on excepte une longue nouvelle plutôt que court roman (Un chercheur d’or athénien) et deux ou trois minces brochures ou tirés à part, il ne sera jamais parvenu à rassembler dans un volume ces Pages athéniennes et autres Notes de voyage dont on a, dans des papiers découverts après sa mort, retrouvé les plans. Cette forme de déni littéraire, auquel son caractère entier, sa propension à la brouille et un goût, très walsérien encore, de l’échec n’auront pas été étrangers, a sûrement pesé sur un psychisme fragile et avivé par là un sentiment d’exclusion que sa singularité, et la conscience qu’il en avait, étaient peu faites pour aplanir. Plus grave, si elle lui avait été refusée alors qu’il possédait encore toute sa raison, cette reconnaissance n’avait plus aucune chance de rejoindre un homme que la plupart de ses anciennes relations s’efforçaient maintenant d’éviter lorsqu’elles le croisaient sur les trottoirs, ou qui hantait les salles de rédaction fréquentées naguère pour y abandonner d’incohérents billets rédigés en français ou dans un idiome curieusement métissé, et naturellement impubliables. Ses collaborations aux journaux s’étaient amenuisées pour se tarir tout à fait après l’année 1898, mais il continua pourtant à écrire, comme en témoignent les nombreux textes posthumes et encore inexplorés publiés dans l’entre-deux-guerres, et surtout ces étranges poèmes rédigés directement dans notre langue, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Cette intime dérive alla s’aggravant une douzaine d’années durant jusqu’à ce que, en 1911, sa situation matérielle et son état mental étant devenus par trop précaires, il fallût à nouveau l’interner, définitivement cette fois, entre les murs du Dromokaïtion où il finit par succomber à une pleuropneumonie, à l’âge de cinquante et un ans.
Les quelques articles qui rendirent compte de sa mort, au lendemain du 6 juin 1916, saluèrent l’éclat fossile d’une étoile depuis longtemps occultée, la disparition d’une sorte de Maupassant grec ou encore le témoin lucide d’une société en pleine mutation, et s’accordèrent dans l’ensemble à voir en lui un écrivain singulier et prometteur, mais happé par la folie avant d’avoir pu donner la mesure de son talent. Ils exprimèrent peu ou prou, ce faisant, l’opinion qui continue de prévaloir, indolemment, jusqu’à nos jours. L’œuvre interrompue de Mikhaïl Mitsakis apparaît à peine moins énigmatique aujourd’hui, ou méconnue, qu’elle ne le fut de son vivant, et si quelques signes peuvent laisser croire ici ou là, dans son pays, à l’amorce d’une redécouverte, il lui reste encore presque tout à conquérir de la place unique, et donc précieuse, qui aurait depuis longtemps dû lui revenir.

Gilles Ortlieb
Août 1996