Parution Janvier 2012


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Antoinette Dilasser
La passe


Récit
2012. 216 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.574.0

19,00 €

Le livre

«Comprendre qu’il n’y a personne d’autre que moi dans cette maison où nous avons été deux. Et que ça va durer. Que cette chose-là nous est arrivée. Que les choses qui arrivent en ce monde ne sont pas réversibles.»
La passe est le journal d’un deuil, double deuil en quelque sorte ou deuil impossible, puisque le compagnon qu’Antoinette Dilasser a aimé et soutenu, l’immense peintre si peu bavard auquel elle a donné ses mots, n’est pas mort : il vit dans une maison pour malades qui ont oublié qui ils sont. «Le roi a perdu sa couronne» et l’épouse note les événements du quotidien, les souvenirs d’une existence commune toute vouée à la peinture, les réflexions sur la marche du monde — sans jamais forcer le sens, sans chercher à obtenir de consolantes réponses. Ce texte, traversé de part en part par la crainte et la tendresse, dit l’amour de la peinture, un peu, l’amour inépuisable de la vie, beaucoup, et travaille à accueillir calmement l’inéluctable.


L’auteur

Antoinette Dilasser est née en 1929 et vit en Bretagne. Auteur de textes sur la peinture, elle a également collaboré à l’édition des œuvres de Rabelais (C.N.R.S.), et publié Nadar (avec Jean Prinet, Payot, 1966), Le passage (Julliard, 1993), Histoires de Louis (Le temps qu'il fait, 2005), Les vraies images (id., 2007), Les maisons (id., 2010) ainsi que D et Journal hors temps (tous deux avec François Dilasser, Le temps qu'il fait, 2003 et 2004).


Extrait

Tu es rarement dans ta chambre. Tu préfères la salle où tu retrouves les autres. Tu as des copains. Si l’on peut dire. Là aussi les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Les femmes sont volontiers chichiteuses. Je pense à Anne-Louise qui l’était si peu. Les hommes sont moins nombreux, vous faites une table de quatre, dans la salle, aux repas. Un brave grand type aux yeux bienveillants, sa bienveillance s’adresse à ta part de gâteau qu’il voudrait bien chiper. Un autre aux prunelles d’un noir liquide, mélancoliques, dont je me demande s’il est pied-noir ou arabe ou juif, mais les gens d’ici sont parfois très bruns. Un enWn qui parle beaucoup, à voix contenue, entre ses dents, on me dit qu’il est malade mais on a du mal à y croire, il s’éclipse sur la pointe des pieds, poliment, le bol de café avalé. Qu’est-ce qu’ils sont pour toi. Ton monde maintenant ? Parfois tu les hèles, le gourmand surtout, comme s’il devait t’être subordonné. Tu dis que tu as des choses à organiser. Comme à la maison les derniers temps quand tu voyais arriver des visiteurs et que tu croyais devoir les accueillir dignement, oVrir à dîner, etc., ça t’angoissait. L’angoisse qui dérivait en rogne noire.

Te voir, ne pas te voir, je ne sais pas ce qui est pire. On me dit que j’ai de la chance parce que tu es encore là. C’est vrai.

*

Le soleil, c’est à travers mes persiennes que je le vois se lever tous les matins. Des persiennes qui ont été closes et ne le sont plus, on a eu la paresse de réparer. Aujourd’hui ça va par bandes, le mur du jardin en noir, la tache rouge éblouissante juste au-dessus, puis un laisser-aller gris, mince, un peu de ciel clair de biais. Plus bas, au sol, un drôle de caillou abrite des feuilles rondes.

Une de tes têtes noires et blanches est posée sur l’étagère de ce qui fut notre chambre. Ovale noir où se découpe un blanc, une sorte de fenêtre, en haut. Tu as dessiné ça souvent. Quand le dessin est plus détaillé on distingue des yeux qui louchent et la ligne d’un nez. De chaque côté de l’ovale noir tu posais des clenches, c’est Paul Louis qui appelait ça des clenches, des loquets, noirs aussi, pour caler l’ovale de part et d’autre. Têtes à oreille. Celle que je regarde en ce moment, noire et blanche et immobile, droite dressée, avec ces bras de chaque côté, on Wnit par penser à une croix, le fond est noir aussi, pas gai.

Pour toi triste ou gai ça ne veut rien dire. La mort fait partie de la vie, nos histoires font partie de la vie et de la mort, ta peinture fait partie de la vie et de la mort. La mort, la regarder en face, c’était par le biais de cette sorte de rire, quelqu’un disait : à ceci près qu’on en rit.

*

Il m’arrive à présent de sentir un violent désir de vivre. De survivre. Survivre à quoi ? J’ai souvent pensé que si tu t’en allais avant moi je ne te survivrais pas. C’était vrai. Mais tu es déjà parti. Monstrueux de penser ainsi ? C’est ce que nous vivons qui outrepasse la pensée.

Ta peinture fait partie de la vie et de la mort. Je surprends cette phrase que j’ai écrite. Comme si elle m’avait échappé. Comme si au moment de l’écrire je n’avais pas vraiment su ce que je disais. Branchée rien que ça. La vie, la mort. Lavilamorlamorlavilamorlavie. S’extraire du crâne des bouts de compréhension de temps à autre.

Naissance, mort. La petite toile parmi d’autres où tu as dit ça. Noir et blanc. Le noir dessine sur le blanc des arcades sous lesquelles un gisant, un naissant. On ne peut plus explicite. «De la mort une perception autre», c’est ce que tu disais.

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