Parution Avril 2012


    Accueil

    Parutions

    Auteurs

    Œuvres

    Bibliophilie

    Commande

    Recherche

    La maison

    Autres fonds

    Liens

    Chronique

    Lettre d’info

Stéphane Émond
Pastorales de guerre


Récits

Coll. Corps neuf, 7
2012. 96 p. 12/18.
ISBN 978.2.86853.572.6

8,00 €

Le livre

Sa région d’origine (l’Argonne qu’il lui arrive de croire n’avoir jamais quittée), la culture familiale (secrets compris) ont donné à la guerre, dans l’imaginaire de l’auteur qui n’en a connu aucune, une dimension mythique. Ses ravages et ses bouleversements ont orienté le cours de la vie de ses aïeux survivants, et forgé dans la mitraille le légendaire de ces humbles, paysans pour la plupart, dont il nous rapporte les destinées foudroyées dans une vingtaine de récits économes et douloureux, exemplaires, dressés comme des stèles. C’est un chant poignant qui monte de ces pages, une plainte étrange et sourde qui nous parvient, comme magnifiée par la voix d’un homme jeune qui se souvient du sacrifice des siens.


L’auteur


Né en 1964 dans l’Argone, Stéphane Émond a créé à La Rochelle la librairie Les Saisons qu’il anime et, à Niort, la Librairie des Halles. Très engagé dans l’action professionnelle, il est président du groupement Initiales ainsi que de l’Association des libraires indépendantes en Poitou-Charentes. Pastorales de guerre — primitivement paru en 2006 à nos éditions — est son premier livre.


Extrait

Les âmes légères

Devant la petite gare de Sainte-Ménéhould, lui parmi toutes ces silhouettes que le soleil frappe par l’arrière, découpant comme un régiment entier au repos, est plus droit que les autres encore, droit presque raide dans son grand manteau, le brassard noir au bras gauche, le képi bien enfoncé, ses bottes à éperons aux pieds, il attend son frère ou plutôt la dépouille de son jeune frère tué en Argonne, pour la plus grande France comme il fut dit sur la légende des photos de l’Illustration. Ils sont vingt ou trente, tous officiers ou sous-officiers, tous mêlés italiens et français, ne faisant qu’un régiment, une cohorte un peu approximative — dont l’alliance deviendrait surprenante moins de trois décennies plus tard —, pourtant ensemble, là figés dans une seule attitude, patiente et recueillie. Ils entendent le train peiner dans la côte de Biesme, ébrouant une mécanique peu huilée. Le 31 juillet 1914 on pouvait lire dans les journaux parisiens du soir, la note suivante, reprise par ceux du matin : «Un certain nombre de citoyens habitant Paris et profondément attachés à la France ont décidé de former un corps de volontaires qui, en cas de conflit armé, se mettrait à la disposition du Ministère de la guerre pour coopérer à l’action de nos armées». Le lendemain au Café du Globe, trois mille Italiens se réunissaient. En une semaine, le quartier général des volontaires reçoit l’adhésion de onze mille citoyens italiens. À l’automne Peppino, Costante, Ricciotti et Bruno Garibaldi étaient en Argonne. Pour se conformer au règlement militaire français, ils furent rétrogradés des galons que leurs vies aventureuses et téméraires, leurs faits d’armes en Grèce et dans les Balkans, avaient accrochés à leurs tuniques vertes. De ces guerres de caillasses et de rochers, le souvenir n’était pas loin mais c’était la boue qui les attendait ici, la boue que le vieux D’Annunzio glorifia presqu’en même temps qu’ils se battaient. L’homme chasse l’homme dans les forêts et les sous-bois, il est à découvert, alors il se terre comme le gibier. Quand, via Cavour à Rome, dans le grand appartement privé de la présence des pères, les enfants tournent autour du sapin et s’impatientent, près de l’ancien prieuré à La Chalade on se prépare à l’attaque en oubliant que c’est Noël. Sous la tunique verte, la chemise rouge est criarde et voyante, mais ils l’ont gardée malgré les ordres de l’état-major français. L’homme chasse l’homme et s’ils sont plus d’un millier à être venus des Abbruzes ou des Pouilles, de Gênes, Pavie ou Salerne, à marcher sur l’ancienne voie romaine, ils seront peu nombreux à regagner leur pays. C’est cinquante qui le même soir périrent.
À quatre heures de l’après-midi environ, Bruno est atteint au bras gauche d’une première balle qui le fait à peine souffrir. Adossé à un arbre et pourtant protégé, il est touché en pleine poitrine par une seconde, puis par quatre autres en rafale. Le jeune soldat qui l’accompagne, transi de peur plus que de froid, l’entend lui dire : «Embrasse pour moi mon père et mes frères».
Jusqu’à la nuit, les trois frères cherchent le plus jeune sous les taillis, dans les sous-bois, dans les futaies. Quand ils l’aperçoivent adossé, affaissé, comme endormi, les tirs les empêchent d’approcher. Cloués là à attendre, ils croient le voir bouger et soulever la tête imperceptiblement. «Il bouge, dit son jumeau, je le vois», impuissant, si près qu’il pourrait lui tendre la main et si loin pourtant. Au-dessus d’eux et de ce qui n’est pas encore une nature en ruines, le ciel fait des vagues et laisse tomber une pluie fine et glacée. La nuit s’est installée, ils tentent une approche mais les craquements des branches sous les pieds sont autant de menaces. Alors ils attendent et essaient de dormir. Quand le jour se lève, le corps est tombé sur le côté, ils peuvent même apercevoir le visage les yeux grand ouverts. À midi, le ciel étend ses vagues encore plus loin jusqu’à l’horizon et à la forêt qui gronde. La galerie qu’ils creusent va leur permettre d’approcher. À la nuit tombante, ils sont à quinze mètres et à minuit un jeune caporal volontaire, part en rampant chercher Bruno. Centimètre par centimètre, il le ramène vers ses frères, se servant de lui comme bouclier, sentant sur ses épaules et sur sa nuque, la tête osciller de droite à gauche, tel un balancier. Une heure, il lui faudra pour parcourir ces cinquante mètres, la bouche emplie de terre, les paupières collées et bleues de froid.
Noël était passé depuis quinze jours et son corps reposait à la Forestière d’où on l’exhuma pour que ce jour d’un quasi-printemps, tant l’air était doux, son frère l’attende, droit dans ses bottes, devant la petite gare. Le chef de gare vient les avertir de l’arrivée imminente du train. Il jette sa cigarette, l’écrase sous sa botte en faisant racler un des éperons et passe un doigt sur sa moustache. Il s’avance vers la porte du hall, toutes les silhouettes que le soleil découpe en ombres chinoises s’écartent sur son passage et lui emboîtent le pas, laissant la place déserte. Sur les auvents, les drapeaux français et italien semblent figés. De l’autre côté des voies ferrées, comme suspendu sur le coteau, un berger fait paître ses moutons. La main sur le front au-dessus de ses yeux, il regarde face au soleil le train sortir du tunnel et freiner dans un grand bruit de ferraille. Quand il s’arrête, son regard est tourné vers l’horloge de la gare qui marque les six heures. Quatre ou cinq voies, parsemées d’herbes dans le ballast, le séparent des militaires qui saluent le cercueil, porté sur quatre épaules de soldats italiens. À la vue du cercueil, il se signe, rappelle d’un coup de sifflet ses deux chiens qui se mettent à rassembler le troupeau. Au loin, par-delà les forêts, il entend la mitraille et le chaos du monde peuplé de ses âmes légères, si légères et si nombreuses, qu’elles font un doux bruissement en volant…

Commander