Parution Janvier 2012


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Joël Vernet
Journal fugitif au Moyen-Orient


Avec trente photographies de Françoise Nuñez et Bernard Plossu
2011. 168 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.551.1

20,00 €

Le livre

Un séjour de deux ans à Alep (1999-2001) a permis à Vernet de sillonner la Syrie et les alentours en voyageur sans but, habillé d’effacement et d’invisible, avec ce seul programme : «greffer son ignorance à de l’inconnu». Son récit n’est pas un journal, plutôt une chronique sans date des grandeurs et misères, sublime et sordide, qui lèvent sous le pas de l’errant avide des rencontres les plus humbles et les plus fortes. Méditation plus encore que reportage, ces pages témoignent moins d’une fuite hors du monde civilisé que d’une marche décidée vers la solitude essentielle. Patience du regard partagée par les compères photographes.



L’auteur

Joël Vernet est né en 1954. C’est en 1975 qu’il découvre l’Afrique occidentale, notamment le nord malien dont il ne reviendra jamais tout à fait. Il est l’auteur, un peu malgré lui dit-il, d’une vingtaine d’ouvrages brefs et inclassables, publiés chez Lettres vives, Fata Morgana, L’Escampette, Cadex… Quand il ne voyage pas, il fait de la radio, collabore avec des peintres (en particulier Jean-Gilles Badaire) et des photographes. Il vit dans un petit village, au sud de Lyon.



Extrait

C’est au détour d’une ruelle que je suis tombé sur son échoppe. Depuis des jours, je répertoriais, dans le quartier, les studios photographiques. Ce que je recherchais, j’en ai l’intuition maintenant que les années ont passé, c’était la naïve satisfaction de découvrir un vrai photographe caché dans son studio minable, un artiste oublié de son époque, tout entier absorbé par son œuvre, malgré la pauvreté.
Son enseigne clignotante parmi des dizaines d’autres, fixées en tous sens sur le mur de parpaings, égayant les labyrinthiques courses des fils électriques, ne me renseignait guère, mais j’ai franchi un bref couloir, sonné à une porte et un vieil homme est venu m’ouvrir, surpris de trouver un étranger sur son seuil. Il s’est délicatement écarté afin de me céder le passage. Le studio était composé de deux pièces minuscules. Au milieu de la première trônait un petit poêle à pétrole qui ronflait allégrement. Un bureau, englouti sous des tonnes de paperasse, abritait les vestiges d’un labeur très ancien parmi lesquels je n’aurais même pas pu poser un timbre-poste.
Le vieil homme s’excusa de me recevoir dans un tel désordre et me demanda mon pays d’origine. Lorsque je lui dis que j’étais français, son visage s’éclaira et sur un ton légèrement suspicieux : «Qu’est-ce qui vous amène ici, dans ma boutique ?» Il m’indiqua une chaise toute rafistolée près du poêle. Je choisis de rester debout, levant les yeux sur les murs où étaient punaisées des dizaines de photographies.
– Ce sont des portraits d’artistes arméniens.
– Des musiciens ?
– Oui, pour la plupart. Mais il y a aussi des acteurs.
Il commença à m’énumérer leurs noms, les pays où ils vivaient, s’ils étaient morts ou vivants.
L’une d’entre elles retint mon attention. Elle n’était pas le portrait d’un artiste mais celui d’un inconnu, assis sur un trottoir d’Alep, la tête entre les mains. Je fus frappé par la mélancolie, la tristesse qui émanait de cette photographie. Je le lui dis et il m’indiqua la rue où elle avait été prise, par lui, voilà plus de trente ans. L’homme était un journalier arménien qui vivait de ventes dans la rue. Je lui fis part de mon souhait de l’acquérir. Il en fut si surpris qu’il marqua un temps d’arrêt, m’expliqua qu’il n’en possédait pas d’autres exemplaires et qu’il souhaitait conserver celle-ci sur son mur. Il ajouta que c’était la première fois de sa vie que quelqu’un lui proposait d’acheter l’un de ses clichés. Cela l’étonnait un peu car cette photo, à ses yeux, ne présentait pas le moindre intérêt. Il m’indiqua qu’il conservait ses négatifs, qu’il pourrait réaliser un tirage si je le voulais. Nous nous mîmes d’accord sur un prix, si dérisoire que je lui proposai de l’augmenter un peu. Il accepta tout en me tirant par le bras. Nous passâmes derrière le bureau et, de dessous une pile de vieux journaux, il extirpa un violon de son étui. «Je ne suis pas photographe, m’avoua-t-il, mais musicien. La photo, c’est pour le toit et le pain, mais ma seule passion, c’est la musique.»
Il était né à Alep où ses parents, arméniens, s’étaient réfugiés au moment du génocide de 1915 en Turquie. Il avait grandi, était allé à l’école dans cette ville, avait fréquenté très longtemps des cours de musique et jouait encore aujourd’hui lors de concerts ou avec des amis. D’un geste, il me montra sa boutique décrépie et sortit un mouchoir pour essuyer les larmes qui commençaient à couler sur ses joues. Il était vieux, peut-être soixante-dix ans, petit, maigre, le teint et les doigts ravagés par le tabac. Il me fit comprendre qu’il avait survécu difficilement grâce à ce travail de photographe, qu’il avait toujours vécu misérablement mais que la musique ne l’avait jamais abandonné. Il prit le violon, le cala sur son épaule et se mit à jouer, me demandant une nouvelle fois de m’asseoir près du poêle. Il joua ainsi une bonne demi-heure sans interruption. Son jeu était magnifique et une grâce émanait de cet homme, dans cette pauvreté où l’on avait froid. Il posa le violon qu’il rangea ensuite sous les journaux, se saisit d’un petit réchaud et nous prépara un café. J’avais l’impression d’être l’un de ses proches, de le connaître depuis des années, de lui rendre tout simplement visite comme si cela était une vieille habitude de nous retrouver ainsi autour de la musique, d’un café et de son récit intarissable. Son sourire effaçait toute tristesse durable de son visage.

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