Parution Mai 2010


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Antoinette Dilasser
Les Maisons


Récit
2010. 96 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.522.1

15,00 €

Le livre

«Parfois je croise (dans la rue, sur des routes) des maisons dont les signaux me mordent le cœur. Souvent je me demande pourquoi. Celle-là tout d’un coup. Pas grand-chose à voir avec le lieu, ou la beauté. Des neuves, des vieilles. Qu’est-ce qu’elles ont. Façon qu’elles ont de dire. Il y a des maisons heureuses, d’autres qui suent la tristesse, les heureuses et les tristes ne sont ni plus laides ni plus belles, ce n’est pas à ça que la chose se voit ; des signaux, je te dis, mais guère décelables. C’est ainsi les maisons. Tout ce qui nous fait est là, tout ce que nous y faisons, et c’est la même chose.»
Comme dans un murmure, une délicate confidence, Antoinette Dilasser nous fait entrer dans ses maisons, elle y convoque des ombres – des hommes, des femmes «lisibles là» — avec ce qu’elles ont laissé d’elles, dans leur soin jaloux aux choses, à l’ordinaire des jours. Cet «humain comme il peut» avec «son inépuisable, touchante, indéracinable bonne volonté». Comme les deux autres de cette «lamentable histoire, le vieil Adam et sa vieille Ève fichus dehors, chassés, exclus».

L’auteur

Antoinette Dilasser est née en 1929 et vit en Bretagne. Auteur de textes sur la peinture, elle a également collaboré à l’édition des œuvres de Rabelais (C.N.R.S.), et publié Nadar (avec Jean Prinet, Payot, 1966), Le passage (Julliard, 1993), Histoires de Louis (Le temps qu'il fait, 2005), Les vraies images (Le temps qu'il fait, 2007) ainsi que D et Journal hors temps (tous deux avec François Dilasser, Le temps qu'il fait, 2003 et 2004).


Extrait

Maisons ? Qu’est-ce qu’elles ont. Suffit de trois hortensias. Même pas très beaux. L’entrée de cette maison-là qu’on devinait, plus loin, après un passage cimenté sans qualité définie. Pourquoi avoir pensé que c’était bien là : une maison. Espace creux. Ventre. Lumière et ombre. Foyer, feu.

Pourquoi est-ce que les maisons me font cet effet-là. Me mettent dans des états. Est-ce toujours vrai pour tout le monde ? Les petits enfants dessinent des maisons. L’icône de la maison, une façade et un toit, des fenêtres, la porte.

Parfois je croise (dans la rue, sur des routes) des maisons dont les signaux me mordent le cœur. Souvent je me demande pourquoi. Celle-là tout d’un coup. Pas grand-chose à voir avec le lieu, ou la beauté. Des neuves, des vieilles. Qu’est-ce qu’elles ont. Façon qu’elles ont de dire. Grande ouverte celle-ci, avec des armoires qu’on hisse, une table, un lit, des bricoles, là-dedans ça va vivre, quelqu’un va vivre, pas les mêmes, est-ce qu’elle se réjouit de ça, du changement (la maison) ? Il y a des maisons heureuses, d’autres qui suent la tristesse, les heureuses et les tristes ne sont ni plus laides ni plus belles, ce n’est pas à ça que la chose se voit ; des signaux, je te dis, mais guère décelables. C’est ainsi, les maisons. Tout ce qui nous fait est là, tout ce que nous y faisons, et c’est la même chose.

Ils sortirent du jardin d’Eden, et comprirent qu’ils étaient nus.

Je suis entrée. La femme me précédait dans le vestibule. Je les connaissais un peu, elle et son mari. Et la pancarte au-dessus de la grille d’entrée disait : ici légumes. J’allais leur acheter ces légumes de leur potager cueillis tôt le matin. À cette heure-là elle était seule, le mari après la cueillette allait se reposer là-haut dans la chambre. J’attendais, debout dans la véranda : en dehors de deux fauteuils et d’une table en osier la pièce était envahie par un yucca dont les tiges cognaient au plafond, et par les misères, vignes, plantes grasses de toutes espèces qui bondissaient des murs, dans une abondance d’autant plus folle que la soulignait, rose sur vert, celle des géraniums grimpant à l’extérieur, de l’autre côté des baies vitrées, il n’y avait pas d’interruption, dedans-dehors je rencontrais la même clôture végétale, sa luxuriance.

Comme une idée de luxe en effet, quelque chose de cet ordre que je n’arrivais pas à définir. Infuse là, dans la quasi-miraculeuse santé de ces plantes, et aussi, je m’en avisai tout à coup, dans cette sorte de grâce baignant le tout, meubles et objets, malgré leur absence de grâce à vrai dire, et j’aurais même pu les qualifier de laids, laids le papier orné des murs et le tissu fleuri des fauteuils, les cuivres, les potiches, j’en oublie, je n’avais pas envie d’inventorier, je me laissais peu à peu envahir par la grâce moi aussi. La porte de la salle à manger, ouverte, me laissait deviner d’autres abondances, Dieu sait qu’il y en avait, noyées dans la pénombre, buffet, faïences, lustres, à petits éclats cela luisait.

Laid : à l’opposé du «bon goût», du souci de dessin, d’harmonie ?

Ici étaient des objets choisis l’un après l’autre, chacun pour lui, d’un choix amoureux et aveugle, sans doute pour sa joliesse, ses couleurs tendres. Même pas le poids écrasant de la beauté.

Porcelaines décorées, maisons-tirelires, vases, jattes, cruches — ce qui contient, ce qui protège ? Chaque jour ensuite soigner, ménager, caresser de la main, du chiffon. Va-et-vient amoureux de la femme, lisible, là. Lustrait, corrigeait, léchait, comme si chaque jour elle se chargeait de refaire la chose, la reformer, la recréer en somme, main de sculpteur en train de modeler, main de Dieu.
Dieu prit dans sa main la glaise et la mouilla de sa salive, en fit un ciment. Statuette mal dégrossie, faut bien com mencer.

Lui puis elle. Puis la lamentable histoire, le vieil Adam et sa vieille Eve fichus dehors, chassés, exclus. Vieux enfants jamais arrivés à l’âge adulte. Toujours accrochés au souvenir. Pas pu se débarrasser de l’image. Longtemps encore après en train de dépierrer le lopin de terre et bricoler la cabane, se demandant comment Il procédait, souvent ils L’avaient regardé faire, comment est-ce qu’Il s’y prenait, est-ce que par hasard il resterait un peu de la substance, on aurait dit de la salive, tu te rappelles, ce liant ou médium qu’Il utilisait, rangeait sur une étagère dans l’appentis, bouteille sans étiquette, composition dont Il a gardé le secret. Se débrouiller avec les fonds de pots, la glaise il n’en manque pas Dieu merci, cimenter avec ça la demeure.

(Ou se la filer autour de soi comme les araignées, se la cirer comme les abeilles, se la dresser comme les termites, est-ce que les insectes secrètent la salive, est-ce que ce sont eux qui ont chopé le secret)

J’ai fait trois pas, attirée vers les entrailles paisibles : l’odeur m’a saisie. Cette odeur-là. Les maisons ont des odeurs c’est connu, et leur mémoire n’est aisée ni à conserver, ni à dire. Parfois seulement l’une d’elles, sur un autre seuil par hasard. L’odeur de poussière chaude et sèche dans l’ascenseur de l’immeuble où vécut un temps ma grand’mère maternelle, près de Paris. Je la reconnais parfois, ailleurs, et le vieux décor reparaît. Poussière sèche, ce n’est pas grand’chose, le temps de le dire, et le peu que c’était s’est enfui.